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Grèce, de Constantinople, de la Syrie, de la Barbarie : c’étoit prendre l’engagement de conquérir le monde. Tandis qu’il eût tenté de nouvelles conquêtes, les peuples déjà soumis, ne pouvant échanger le produit de leur sol et de leur industrie, auroient secoué le joug et rouvert leurs ports. Tout cela n’offre que vues fausses, qu’entreprises petites à force d’être gigantesques, défaut de raison et de bon sens, rêves d’un fou et d’un furieux.

Quant à ses guerres, à sa conduite avec les cabinets de l’Europe, le moindre examen en détruit le prestige. Un homme n’est pas grand par ce qu’il entreprend, mais par ce qu’il exécute. Tout homme peut rêver la conquête du monde : Alexandre seul l’accomplit. Buonaparte gouvernoit l’Espagne comme une province dont il pompoit le sang et l’or. Il ne se contente pas de cela : il veut encore régner personnellement sur le trône de Charles IV. Que fait-il alors ? Par la politique la plus noire, il sème d’abord des germes de division dans la famille royale ; ensuite il enlève cette famille, au mépris de toutes les lois humaines et divines ; il envahit subitement le territoire d’un peuple fidèle, qui venoit de combattre pour lui à Trafalgar. Il insulte au génie de ce peuple, massacre ses prêtres, blesse l’orgueil castillan, soulève contre lui les descendants du Cid et du grand capitaine. Aussitôt Saragosse célèbre la messe de ses propres funérailles et s’ensevelit sous ses ruines ; les chrétiens de Pélasge descendent des Asturies : le nouveau Maure est chassé. Cette guerre ranime en Europe l’esprit des peuples, donne à la France une frontière de plus à défendre, crée une armée de terre aux Anglois, les ramène après quatre siècles dans les champs de Poitiers et leur livre les trésors du Mexique.

Si, au lieu d’avoir recours à ces ruses dignes de Borgia, Buonaparte, par une politique toujours criminelle, mais plus habile, eût, sous un prétexte quelconque, déclaré la guerre au roi d’Espagne ; s’il se fût annoncé comme le vengeur des Castillans opprimés par le prince de la Paix ; s’il eût caressé la fierté espagnole, ménagé les ordres religieux, il est probable qu’il eût réussi. « Ce ne sont pas les Espagnols que je veux, disoit-il dans sa fureur, c’est l’Espagne. » Eh bien ! cette terre l’a rejeté. L’incendie de Burgos a produit l’incendie de Moscou, et la conquête de l’Alhambra a amené les Russes au Louvre. Grande et terrible leçon !

Même faute pour la Russie : au mois d’octobre 1812, s’il s’étoit arrêté sur les bords de la Duna ; s’il se fût contenté de prendre Riga, de cantonner pendant l’hiver son armée de cinq cent mille hommes, d’organiser la Pologne derrière lui, au retour du printemps, il eût peut-être mis en péril l’empire des czars. Au lieu de cela, il marche à