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porteur d’un nom qui n’existoit que sur le rôle des gendarmes, ou pour avoir un conscrit qui servoit déjà depuis cinq ou six ans. Des femmes grosses ont été mises à la torture, afin qu’elles révélassent le lieu où se tenoit caché le premier né de leurs entrailles ; des pères ont apporté le cadavre de leur fils pour prouver qu’ils ne pouvoient fournir ce fils vivant. Il restoit encore quelques familles dont les enfants, plus riches, s’étoient rachetés ; ils se destinoient à former un jour des magistrats, des administrateurs, des savants, des propriétaires, si utiles à l’ordre social dans un grand pays : par le décret des gardes d’honneur, on les a enveloppés dans le massacre universel. On en étoit venu à ce point de mépris pour la vie des hommes et pour la France, d’appeler les conscrits la matière première et la chair à canon. On agitoit quelquefois cette grande question parmi les pourvoyeurs de chair humaine : savoir combien de temps duroit un conscrit ; les uns prétendoient qu’il duroit trente-trois mois, les autres trente-six. Buonaparte disoit lui-même : J’ai trois cent mille hommes de revenu. Il a fait périr dans les onze années de son règne plus de cinq millions de François, ce qui surpasse le nombre de ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles, sous les règnes de Jean, de Charles V, de Charles VI, de Charles VII, de Henri II, de François Ier, de Charles IX, de Henri III et de Henri IV. Dans les douze derniers mois qui viennent de s’écouler, Buonaparte a levé (sans compter la garde nationale) treize cent mille hommes, ce qui est plus de cent mille hommes par mois : et on a osé lui dire qu’il n’avoit dépensé que le luxe de la population.

Il étoit aisé de prévoir ce qui est arrivé : tous les hommes sages disoient que la conscription en épuisant la France l’exposeroit à l’invasion aussitôt qu’elle seroit sérieusement attaquée. Saigné à blanc par le bourreau, ce corps, vide de sang, n’a pu faire qu’une foible résistance ; mais la perte des hommes n’étoit pas le plus grand mal que faisoit la conscription : elle tendoit à nous replonger nous et l’Europe entière dans la barbarie. Par la conscription, les métiers, les arts et les lettres sont inévitablement détruits. Un jeune homme qui doit mourir à dix-huit ans ne peut se livrer à aucune étude. Les nations voisines, obligées, pour se défendre, de recourir aux mêmes moyens que nous, abandonnoient à leur tour les avantages de la civilisation ; et tous les peuples précipités les uns sur les autres, comme au siècle des Goths et des Vandales, auroient vu renaître les malheurs de ces temps. En brisant les liens de la société générale, la conscription anéantissoit aussi ceux de la famille. Accoutumés dès leur berceau à se regarder comme des victimes dévouées à la mort, les enfants n’obéis-