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assurée. Qu’y avoit-il de plus monstrueux que cette commission nommée pour inspecter les prisons, et sur le rapport de laquelle un homme pouvoit être détenu toute sa vie dans les cachots, sans instruction, sans procès, sans jugement, mis à la torture, fusillé la nuit, étranglé entre deux guichets ? Au milieu de tout cela, Buonaparte faisoit nommer chaque année des commissions de la liberté de la presse et de la liberté individuelle : Tibère ne s’est jamais joué à ce point de l’espèce humaine.

Enfin, la conscription faisoit comme le couronnement de ses œuvres de despotisme. La Scandinavie, appelée par un historien la fabrique du genre humain, n’auroit pu fournir assez d’hommes à cette loi homicide. Le code de la conscription sera un monument éternel du règne de Buonaparte. Là se trouve réuni tout ce que la tyrannie la plus subtile et la plus ingénieuse peut imaginer pour tourmenter et dévorer les peuples : c’est véritablement le code de l’enfer. Les générations de la France étoient mises en coupe réglée comme les arbres d’une forêt : chaque année quatre-vingt mille jeunes gens étoient abattus. Mais ce n’étoit là que la coupe régulière : souvent la conscription étoit doublée ou fortifiée par des levées extraordinaires ; souvent elle dévoroit d’avance les futures victimes, comme un dissipateur emprunte sur le revenu à venir. On avoit fini par prendre sans compter : l’âge légal, les qualités requises pour mourir sur un champ de bataille n’étoient plus considérés ; et l’inexorable loi montroit à cet égard une merveilleuse indulgence. On remontoit vers l’enfance ; on descendoit vers la vieillesse : le réformé, le remplacé, étoient repris ; tel fils d’un pauvre artisan, racheté trois fois au prix de la petite fortune de son père, étoit obligé de marcher. Les maladies, les infirmités, les défauts du corps n’étoient plus une raison de salut. Des colonnes mobiles parcouroient nos provinces comme un pays ennemi, pour enlever au peuple ses derniers enfants. Si l’on se plaignoit de ces ravages, on répondoit que les colonnes mobiles étoient composées de beaux gendarmes qui consoleroient leurs mères et leur rendroient ce qu’elles avoient perdu. Au défaut du frère absent, on prenoit le frère présent. Le père répondoit pour le fils, la femme pour le mari : la responsabilité s’étendoit aux parents les plus éloignés et jusqu’aux voisins. Un village devenoit solidaire pour le conscrit qu’il avoit vu naître. Des garnisaires s’établissoient chez le paysan, et le forçoient de vendre son lit pour les nourrir : pour s’en délivrer il falloit qu’il trouvât le conscrit caché dans les bois. L’absurde se mêloit à l’atroce : souvent on demandoit des enfants à ceux qui étoient assez heureux pour n’avoir point de postérité ; on employoit la violence pour découvrir le