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L’orpheline est là, et sa seule présence nous en dit assez. Témoins et juges, vous vivez : vos yeux ont vu ce qu’il y eut de public, et votre conscience vous racontera ce qu’il y a de secret dans l’histoire de nos malheurs.

À Dieu ne plaise qu’aucun de nous cherche à trouver des coupables, et à alimenter des haines ! Mais, si nous prétendons aux vertus, il faut avoir le courage d’être hommes : il faut, à l’exemple des peuples de l’antiquité, que notre caractère soit assez mâle pour soutenir la vue de nos propres fautes. Quiconque craint de se repentir ne tire aucun fruit de ses erreurs. Oublions donc le criminel, mais souvenons-nous toujours du crime. Eh bien, si tandis que nous pleurerons quelques hommes se croient obligés de fuir nos larmes, cette innocente vengeance ne nous seroit-elle pas permise ? Faut-il que tout un peuple étouffe dans son cœur la morale et la religion, qu’il renonce à toute justice, qu’il ait l’air d’approuver dans sa raison ce que sa foiblesse lui fit supporter, parce qu’il est des consciences ombrageuses, qui ne croient la patrie tranquille qu’autant qu’elles ne sont point troublées par leurs remords, et qui prennent la voix de ces remords pour le cri de nos factions ?

Chez presque tous les peuples on a vu de grands crimes, et partout on a établi des sacrifices pour les expier. Lorsque Agis périt à Lacédémone en voulant, comme Louis, donner à son peuple de meilleures lois, « les citoyens de Sparte estimèrent, dit Plutarque, qu’il n’avoit oncques été commis un si cruel, si malheureux ni si damnable forfait depuis que les Doriens étoient venus habiter le Péloponèse. »

Après la restauration de Charles II en Angleterre, on éleva une statue sur le lieu même où Charles Ier avoit été décapité, et le jour anniversaire de la mort de ce roi devint un jour de jeûne et de prière.

Mais il ne s’agit ici d’imiter aucune nation étrangère : tous les bons exemples peuvent être trouvés parmi nous. Après la bataille de Poitiers, les états de la langue d’oc ordonnèrent « qu’homme ni femme pendant l’année, si le roi (Jean) n’étoit délivré, ne porteroient sur leurs habits or, argent ni perles, et qu’aucuns ménestriers ni jongleurs ne joueroient de leurs instruments. »

Nos pères furent plus heureux que nous : ils purent se livrer à leur naïve douleur aussitôt qu’ils l’éprouvèrent. Cette douleur même cessa bientôt : le roi Jean revint de sa captivité. Mais les marques de nos regrets seront éternelles : Louis XVI ne reparoîtra plus parmi nous.

Du moins nous allons voir s’accomplir ce que nous avons tant désiré,