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Quand on entendit crier dans Paris l’arrêt de mort, il y eut un mouvement d’horreur que personne ne dissimula. On se demanda de quel droit un étranger venoit de verser le plus beau comme le plus pur sang de la France. Croyoit-il pouvoir remplacer par sa famille la famille qu’il venoit d’éteindre ? Les militaires surtout frémirent : ce nom de Condé leur sembloit appartenir en propre et représenter pour eux l’honneur de l’armée françoise. Nos grenadiers avoient plusieurs fois rencontré les trois générations de héros dans la mêlée, le prince de Condé, le duc de Bourbon et le duc d’Enghien ; ils avoient même blessé le duc de Bourbon, mais l’épée d’un François ne pouvoit épuiser ce noble sang : il n’appartenoit qu’à un étranger d’en tarir la source.

Chaque nation a ses vices. Ceux des François ne sont pas la trahison, la noirceur et l’ingratitude. Le meurtre du duc d’Enghien, la torture et l’assassinat de Pichegru, la guerre d’Espagne et la captivité du pape, décèlent dans Buonaparte une nature étrangère à la France. Malgré le poids des chaînes dont nous étions accablés, sensibles aux malheurs autant qu’à la gloire, nous avons pleuré le duc d’Enghien, Pichegru, Georges et Moreau ; nous avons admiré Saragosse et environné d’hommages un pontife chargé de fers. Celui qui priva de ses États le prêtre vénérable dont la main l’avoit marqué du sceau des rois, celui qui à Fontainebleau osa, dit-on, frapper le souverain pontife, traîner par ses cheveux blancs le père des fidèles, celui-là crut peut-être remporter une nouvelle victoire : il ne savoit pas qu’il restoit à l’héritier de Jésus-Christ ce sceptre de roseau et cette couronne d’épines qui triomphent tôt ou tard de la puissance du méchant.

Le temps viendra, je l’espère, où les François libres déclareront par un acte solennel qu’ils n’ont point pris de part à ces crimes de la tyrannie ; que le meurtre du duc d’Enghien, la captivité du pape et la guerre d’Espagne, sont des actes impies, sacrilèges, odieux, anti-françois surtout, et dont la honte ne doit retomber que sur la tête de l’étranger.

Buonaparte profita de l’épouvante que l’assassinat de Vincennes jeta parmi nous pour franchir le dernier pas et s’asseoir sur le trône.

Alors commencèrent les grandes saturnales de la royauté : les crimes, l’oppression, l’esclavage marchèrent d’un pas égal avec la folie. Toute liberté expire, tout sentiment honorable, toute pensée généreuse, deviennent des conspirations contre l’État. Si on parle de vertu, on est suspect ; louer une belle action, c’est une injure faite au prince. Les mots changent d’acception : un peuple qui combat pour ses souverains légitimes est un peuple rebelle ; un traître est un sujet