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les Anglois, les Espagnols, les Portugais, partant de Toulouse et de Bordeaux, les Russes et les Prussiens, de Paris et d’Orléans, les Bavarois et les Autrichiens, de Dijon, de Lyon et de Clermont, auroient opéré leur jonction dans nos provinces non encore envahies. Le roi n’étoit point arrivé : auroit-il pu se faire entendre au milieu de ce chaos ? Sans doute il est impossible de conquérir la France. Les Espagnols, les Portugais, les Russes, les Prussiens, les Allemands ont prouvé, et les François auroient prouvé à leur tour, qu’on ne subjugue point un peuple qui combat pour son nom et son indépendance. Mais combien de temps cette lutte se fût-elle prolongée ? Que de malheurs n’eût-elle point produits ? Est-ce du sein de ces bouleversements intérieurs que nos soldats auroient marché à la délivrance de Dantzig, de Hambourg et d’Anvers ? Ces places n’auroient-elles point ouvert leurs portes avant le triomphe de nos armées, avant la fin des guerres civiles et étrangères allumées dans nos foyers ? Car il est probable que dans le premier moment nous nous fussions divisés. Enfin, après bien des années de ravages, lorsque la paix eût mis un terme à nos maux, cette paix nous eût-elle fait obtenir les citadelles rendues aux alliés par les conventions du 23 avril 1814 ?

Que si quelqu’un pouvoit avoir le droit de reprocher le traité de Paris à ceux qui l’ont signé, ce ne seroit pas certainement Buonaparte, qui a donné lieu à ce traité en introduisant les alliés jusque dans le cœur de la France. Dans tous les cas, il est insensé de soutenir qu’il falloit prolonger nos révolutions, recommencer des guerres désastreuses, compromettre l’existence de la patrie, afin de conserver quelques places, peut-être même quelques provinces, conquises, il est vrai, par notre valeur, mais enlevées, après tout, à leurs possesseurs légitimes par l’injustice et la violence.

Au reste, pour juger en homme d’État les conventions du 23 avril 1814 et le traité du 30 mai, qui en est la suite, on ne doit point les prendre isolément : il faut examiner leurs causes et leurs effets, considérer la place qu’ils occupent dans la chaîne des actes diplomatiques ; non-seulement ils firent cesser les calamités de la France, mais ils fondèrent dans l’avenir les droits des souverains et des peuples, la sûreté et la liberté de l’Europe.

Si ces traités forcèrent Buonaparte à descendre d’un trône usurpé, ne sont-ce pas ces mêmes traités qui le condamnent aujourd’hui de nouveau ? Sans l’existence de ces actes salutaires, il pourroit dire que l’Europe n’a pas le droit de s’armer contre lui ; mais il se trouve qu’en vertu même du traité du 30 mai 1814, ce ne sont pas les étrangers qui attaquent le fugitif de l’île d’Elbe, c’est lui qui a troublé la paix du monde.