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rience. Pleins de cette pensée, ils laissoient quelques enfants perdus presser les mesures révolutionnaires : les bonnets rouges avoient reparu ; on entendoit chanter la Marseilloise ; un club établi à Paris correspondoit et correspond encore avec d’autres clubs dans les provinces ; on annonçoit la résurrection du Journal des Patriotes. On oublioit que le peuple est las, que tout tend aujourd’hui au repos, comme en 1793 tout tendoit au mouvement : les déclamations, les formes, les enseignes révolutionnaires, que l’on essayoit de reproduire, ayant cessé d’être l’expression d’une opinion réelle, ne sont plus que la révoltante parodie d’une tragédie épouvantable. Et quelle confiance pourroient inspirer aujourd’hui les hommes de 1793 ? Ne sait-on pas ce qu’ils entendent par la liberté, l’égalité, les droits de l’homme ? Sont-ils plus moraux, plus sincères, plus sages après leurs crimes qu’avant leurs crimes ? Est-ce parce qu’ils se sont souillés de tous les excès qu’ils sont devenus capables de toutes les vertus ? On n’abdique pas le crime aussi facilement qu’on abdique une couronne ; et le front que ceignit l’affreux diadème en conserve des marques ineffaçables.

Toutefois, sire, ces graves considérations n’arrêtoient pas les partis en France. Il ne s’agissoit pas pour eux de savoir ce qui étoit possible dans l’avenir, mais d’obéir à ce que le présent commandoit : ainsi quelques hommes se berçoient toujours du projet d’une constitution républicaine. Il paroît qu’on avoit conçu la pensée de faire descendre Buonaparte du haut rang d’empereur à la condition modeste de généralissime ou de président de la république. Juste punition de son orgueil ! il ne seroit sorti de l’île d’Elbe avec tous ses projets d’ambition, de grandeur, de dynastie, que pour humilier sa pourpre, ses faisceaux, ses aigles, ses victoires devant d’insolents citoyens. Le bonnet rouge apprit à Buonaparte à porter des couronnes ; le bonnet rouge dont on charge aujourd’hui la tête de ses bustes lui annonce-t-il de nouveaux diadèmes ? Non : c’est une vie qui s’accomplit, c’est le cercle qui se ferme : on ne recommence pas sa fortune.

Les républicains se promettoient la victoire ; tout sembloit favoriser leurs projets. On parloit de placer le prince de Canino au ministère de l’intérieur, le lieutenant général comte Carnot au ministère de la guerre, le comte Merlin à celui de la justice. Buonaparte, en apparence abattu, ne s’opposoit point à des mouvements révolutionnaires, qui en dernier résultat fournissoient des hommes à son armée. Il se laissoit même attaquer dans des pamphlets : on lui prêchoit, en le tutoyant, la liberté et l’égalité ; il écoutoit ces remontrances d’un air contrit et docile. Tout à coup, échappant aux liens dont on avoit cru