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défense commune leurs systèmes et leurs chimères ; les autres, leur contingent de terreur, de tyrannie et de perversité. Il est probable qu’ils n’étoient pas de bonne foi dans ce pacte effrayant ; chacun se promit en secret de le tourner à son avantage aussitôt que le péril seroit passé, et chacun chercha d’avance à s’assurer de la victoire.ĭ

Dans les premiers jours, les indépendants semblèrent être les plus forts, et Buonaparte paroissoit subjugué. Il s’étoit vu forcé d’appeler aux premières places de l’État des hommes qu’intérieurement il déteste : il en coûte à son orgueil d’obéir à ceux qu’il avoit condamnés à le servir ou à se taire. Au commencement du consulat, il fut de même obligé de feindre des sentiments qui n’étoient pas dans son cœur ; mais il sapa peu à peu les fondements de l’édifice qu’il avoit élevé ; à mesure que ses forces croissoient, il se débarrassoit de quelques principes et de quelques hommes. Le tribunat fut d’abord épuré, ensuite détruit ; il ne conserva que deux corps politiques, subjugués par la terreur, l’un pour lui livrer l’or, l’autre pour lui prodiguer le sang de la France,

Il suit aujourd’hui la même route : il n’embrasse la liberté que pour l’étouffer. L’assemblée du champ de mai est sa grande machine. À la faveur d’un spectacle nouveau, de ces scènes préparées d’avance, qu’il joue d’une manière si habile, au milieu des cris des soldats, il espère obtenir une levée en masse, ou, ce qui revient au même, faire décréter la marche de toutes les gardes nationales du royaume : ce qu’il veut avant tout, ce sont les moyens de la victoire ; quand il l’aura obtenue, il jettera le masque, se rira de la constitution qu’il aura jurée, et reprendra à la fois son caractère et son empire. Aujourd’hui, avant le succès, les mameloucks sont jacobins ; demain, après le succès, les jacobins deviendront mameloucks : Sparte est pour l’instant du danger, Constantinople pour celui du triomphe.

Il étoit impossible que les gens habiles dont Buonaparte est environné ne devinassent pas sa pensée ; mais comment le prévenir ? D’un côté, ils ne veulent plus le tyran pour maître ; de l’autre, ils en ont encore besoin pour général ; ils redoutent ses triomphes, et ses triomphes leur sont nécessaires ; il faut qu’ils se défendent contre l’Europe, et Buonaparte seul peut les défendre. Dans cette position désespérée, liés, associés avec lui par la force des événements, ils avoient conçu l’espoir de l’enchaîner si fortement qu’il seroit hors d’état de leur nuire quand la guerre lui auroit rendu des forces. Ils retomboient ainsi dans l’erreur où ils étoient déjà tombés au commencement du consulat ; ils croyoient de nouveau dominer Buonaparte par l’ascendant d’une république, quoiqu’ils dussent être détrompés par l’expé-