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RAPPORT
SUR L’ÉTAT DE LA FRANCE
AU 12 MAI 1815.
FAIT AU ROI DANS SON CONSEIL, À GAND[1].


Sire,

Le seul malheur qui menaçât encore l’Europe, après tant de malheurs, est arrivé. Les souverains vos augustes alliés ont cru qu’ils pouvoient être impunément magnanimes envers un homme qui ne connoît ni le prix d’une conduite généreuse ni la religion des traités. Ce sont là de ces erreurs qui tiennent à la noblesse du caractère : une âme droite et élevée juge mal de la bassesse et de l’artifice, et le sauveur de Paris ne pouvoit pas bien comprendre le destructeur de Moscou.

Buonaparte, placé par une fatalité étrange entre les côtes de la France et de l’Italie, est descendu, comme Genséric, là où l’appeloit la colère de Dieu. Espoir de tout ce qui avoit commis et de tout ce qui méditoit un crime, il est venu ; il a réussi. Des hommes accablés de vos dons, le sein décoré de vos ordres, ont baisé le matin la main royale que le soir ils ont trahie. Sujets rebelles, mauvais François, faux chevaliers, les serments qu’ils venoient de vous faire à peine expirés sur leurs

  1. Lorsque nous arrivâmes de Gand, de très-bons royalistes d’ailleurs, mais qui s’étoient laissé surprendre, cherchèrent à justifier leur enthousiasme pour un personnage trop fameux ; ils disoient : Vous ne savez pas quels services il nous a rendus ; vous n’étiez pas ici pendant les Cent Jours ; vous n’avez pas connu l’esprit de la France, etc.
    Il est assez bizarre de supposer que des personnes qui avoient passé de longues années en France sous le règne de Buonaparte, qui n’en avoient été absentes que trois mois, qui pendant ces trois mois étoient restées à quelques lieues de la frontière ; qui pendant ces trois mois recevoient tous les jours des nouvelles de Paris,