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notre ruine comme peuple, de même que les Gaulois et les autres nations subjuguées détruisirent la patrie de Cicéron en entrant dans le sénat romain. Nous sommes encore ce que nous étions. Un million de soldats sont encore prêts, s’il le faut, à défendre des millions de laboureurs. Notre terre, comme une mère prévoyante, multiplie ses trésors et ses secours, bien au delà du besoin de ses enfants. Quatre cent mille étrangers et nos propres soldats ont ravagé nos provinces, et deux mois après on a été obligé de faire une loi pour la libre exportation des grains. Que manque-t-il à cet antique royaume de Clovis, dont saint Grégoire le Grand louoit déjà la force et la puissance ? Nous avons du fer, des forêts et des moissons ; notre soleil mûrit les vins de tous les climats ; les bords de la Méditerranée nous fournissent l’huile et la soie, et les côtes de l’Océan nourrissent nos troupeaux. Marseille, qui n’est plus, comme du temps de Cicéron, battue des flots de la Barbarie, appelle le commerce du monde ancien, tandis que nos ports, sur l’autre mer, reçoivent les richesses du Nouveau Monde. À chaque pas se retrouvent dans la France les monuments de trois grands peuples, des Gaulois, des Romains et des François. Cette France fut surnommée la mère des rois : elle envoya ses enfants régner sur presque tous les trônes de l’Europe, et jusqu’au fond de l’Asie. Sa gloire, qui ne passera point, croîtra encore dans l’avenir. Transformés par de nouvelles lois, les François recommencent des destinées nouvelles. Nous aurons même un avantage sur les peuples qui nous ont précédés dans la carrière où nous entrons ; car ils y ont déjà vieilli, et nous, nous y descendons avec la vigueur de la jeunesse.

Accoutumés aux grands mouvements depuis tant d’années, remplaçons la chaleur des discordes et l’ardeur des conquêtes par le goût des arts et les glorieux travaux du génie. Ne portons plus nos regards au dehors ; écrions-nous, comme Virgile, à l’aspect de notre belle patrie :

Salve, magna parens frugum....
Magna virum !

Et pourquoi ne pas le dire avec franchise ? Certes, nous avons beaucoup perdu par la révolution ; mais aussi n’avons-nous rien gagné ? N’est-ce rien que vingt années de victoires ? N’est-ce rien que tant d’actions héroïques, tant de dévouements généreux ? Il y a encore parmi nous des yeux qui pleurent au récit d’une noble action, des cœurs qui palpitent au nom de patrie.

Si la foule s’est corrompue, comme il arrive toujours dans les discordes civiles, il est vrai de dire aussi que dans la haute société les mœurs sont plus pures, les vertus domestiques plus communes ; que