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se connoissent, se sont mêlées, savent mutuellement leur langue, leur histoire ; que l’imprimerie est devenue une tribune toujours ouverte, où chacun peut monter et faire entendre sa voix, il n’est aucun moyen de s’isoler et d’échapper à la marche européenne.

Les hommes ont mis en commun un certain nombre de connoissances que vous ne pouvez plus leur retirer. Le roi l’a jugé ainsi, parce qu’il est profondément éclairé, et il nous a donné la Charte. Est-ce donc parce que nous manquions autrefois d’une constitution ? Non, sans doute. Eh ! pourquoi n’aurions-nous pas eu de constitution ? Parce qu’elle n’étoit pas écrite ? La constitution de Rome et celle d’Athènes l’étoient-elles ? Seroit-il même exactement vrai de dire que celle dont l’Angleterre jouit actuellement est une constitution écrite ? Certes, il seroit fort extraordinaire que la France eût existé comme nation pendant douze cents ans sans gouvernement et sans lois. L’ancienne constitution de la monarchie étoit excellente pour le temps : Machiavel, qui s’y connoissoit, en fait l’éloge. Rien n’étoit plus parfait que la balance des trois ordres de l’État tant que cette balance ne fut point rompue. Rien de plus admirable et de plus complet que les ordonnances des rois de France ; là se trouvent consacrés tous les principes de nos libertés. Il n’y a peut-être pas un seul cas d’oppression qui n’y soit prévu, et auquel nos monarques n’aient essayé d’apporter remède. Il est bien remarquable que les anciens troubles de la France aient eu pour cause des guerres étrangères et des opinions religieuses, et que jamais ces troubles n’aient été produits par l’ordre politique.

Les hommes dans l’ancienne France étoient classés moins par les divisions politiques que par la nature de leurs devoirs : ainsi, le premier ordre de l’État étoit celui qui prioit Dieu pour le salut de la patrie et qui soulageoit les malheureux. Cette fonction étoit regardée comme la plus sublime, et elle l’étoit en effet. Le guerrier suivoit le prêtre, parce que l’homme qui verse son sang pour la défense de la patrie, et dont le métier est de mourir, est un homme plus noble que celui qui s’est consacré à des travaux mécaniques. Remarquez qu’au temps de la féodalité, les vassaux allant à la guerre, il en résultoit que le laboureur étoit soldat : aussi, dans nos opinions, l’épée et le soc de la charrue étoient nobles, et le gentilhomme ne dérogeoit point en labourant le champ de son père. Les communes venoient ensuite, et s’occupoient des arts utiles à la société. On ne sauroit croire à combien de vertus cette division dans l’ordre des devoirs étoit favorable, à quels sacrifices elle condamnoit le prêtre, à quelle générosité, à quelle délicatesse dans les sentiments elle forçoit le gentilhomme,