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Il a eu raison, Montesquieu ; et l’opinion a toujours tout fait en France. Nous en avons une preuve aussi noble qu’éclatante : tout esclave en mettant le pied sur le sol françois est libre. Est-ce en vertu d’une loi positive ? Non, c’est en vertu de l’opinion ; et cette opinion, transformée en coutume, a force de loi devant les tribunaux.

Sous l’ancienne monarchie l’opinion tenoit pour ainsi dire lieu de charte. Un couplet, une plaisanterie, une remontrance, arrêtoient, comme par enchantement, les entreprises du pouvoir. Tout devenoit un frein contre l’autorité absolue, jusqu’à la politesse de nos mœurs. Pourquoi donc cette opinion, si puissante autrefois, auroit-elle perdu sa force ? Pourquoi ne seroit-elle plus rien, précisément parce qu’elle peut s’exprimer avec plus de liberté ? Mais il n’en est pas ainsi : nous voyons tous les jours qu’un article de gazette fait nos craintes et nos espérances.

Il est aisé, dira-t-on, de se tirer d’affaire en répondant par des dénégations, en disant : « Cela n’arrivera pas ; » en se jetant dans de grands raisonnements sur l’opinion. Comme l’avenir n’est pas là pour vous démentir, on peut sortir ainsi d’embarras, mais on ne fait pas naître la conviction.

Nous comprendrions cette réplique si elle nous étoit faite par d’autres que par ceux qui pourroient nous l’adresser ; car, que disent ces personnes quand on attaque l’ancien ordre de choses, quand on leur soutient, par exemple, qu’aucun homme n’étoit à l’abri d’un coup d’État, de la violence d’un ministre ? Elles répondent que cela n’arrivoit pas, et que l’opinion s’opposoit à ces actes arbitraires du pouvoir. Elles ont raison de répondre ainsi, et leur réponse est fort bonne ; mais alors elles doivent trouver juste qu’on oppose à leur attaque les mêmes armes et qu’on se couvre du même bouclier. Remarquez qu’il ne seroit pas question, dans le cas qu’on nous propose, d’un fait obscur, d’une persécution individuelle et presque ignorée : il ne s’agiroit rien moins, que des deux chambres refusant une armée au roi, ou du roi faisant marcher des soldats contre les deux chambres. Certes, si l’opinion peut avoir une influence prononcée, c’est dans un moment pareil.

Au reste, il y a des choses qui ne peuvent être appuyées de démonstrations mathématiques, et qui n’en restent pas moins prouvées. Tout n’est pas positif dans la science du gouvernement : le système des finances en Angleterre ne repose-t-il pas sur une fiction ? Il y a des mystères de politique, comme il y a des mystères de religion ; le jeu des constitutions, leur marche, leur influence, sont d’une nature inexplicable. Combinés avec les mœurs, les passions et les événe-