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sécurité dans la honte, de cet air de contentement dans la douleur et de prospérité dans la misère ? La double leçon de l’anarchie et du despotisme nous enseigne donc que c’est dans un sage milieu que nous devons chercher la gloire et le bonheur de la France. Prenons-y garde, d’ailleurs : si, exaspérés par le souvenir de nos maux, nous les attribuons tous aux lumières, on nous dira que la dévastation du Nouveau Monde, les massacres de l’Irlande et ceux de la Saint-Barthélemy ont été causés par la religion : que si Louis XVI a été traîné à l’échafaud par des philosophes, Charles Ier y a été conduit par des fanatiques. Cette manière de raisonner de part et d’autre ne vaut donc rien : ce qui est bon reste bon, indépendamment du mauvais usage que les hommes en ont pu faire.

Cette difficulté sur les mots une fois écartée, venons au fond des objections.

On dit : « Les gouvernements sont fils des mœurs et du temps. Restons François ; ne transportons point chez nous les institutions d’un autre peuple, bonnes pour eux, mauvaises pour nous, »

Il y a ici une grande erreur. Il ne faut pas s’imaginer du tout que la forme actuelle de notre gouvernement soit une chose absolument nouvelle pour nous ; que de plus elle ait été inventée par les Anglois, et qu’avant eux personne n’avoit songé qu’il pût exister un gouvernement participant des trois pouvoirs, monarchique, aristocratique et démocratique.

D’abord, tous les anciens ont pensé que le meilleur gouvernement possible seroit celui qui réuniroit ces trois pouvoirs. C’étoit l’opinion de Pythagore et d’Aristote. « Je conclus avec Platon, dit Cicéron, que la meilleure forme de gouvernement est celle qui offre l'heureux mélange de la royauté, de l’aristocratie et de la démocratie[1]. » C’étoit ce qu’avoit fait Lycurgue[2] à Sparte. Écoutons Polybe : « Le plus parfait de tous les gouvernements ne seroit-il pas celui dont les pouvoirs se serviroient de contre-poids, où l’autorité du peuple réprimeroit la trop grande puissance des rois, et où un sénat choisi mettroit un frein à la licence du peuple[3] ? »

Tacite partageoit cette opinion : il pensoit, à la vérité, qu’un tel gouvernement étoit si parfait, qu’il ne pouvoit exister chez les hommes[4]. Mais nous avons fait remarquer ailleurs qu’il avoit été réservé au christianisme de réaliser ce beau songe des plus grands génies de l’antiquité[5]. En effet, le gouvernement représentatif est né des institutions chrétiennes.

  1. Fragm. Republ., lib. ii.
  2. Architas, in Siob.
  3. Polyb., Excerpt., lib. vi, cap. viii et ix.
  4. Tac., Ann., iv, 33.
  5. Génie du Christianisme.