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mères de l’Ohîo. En 1752, Louis Evant publia une carte du pays situés sur l’Ohio et le Kentucky ; Jacques Macbrive fit une course dans ce désert en 1754 ; Jones Finley y pénétra en 1757 ; le colonel Boone le découvrit entièrement en 1769, et s’y établit avec sa famille en 1775. On prétend que le docteur Wood et Simon Kenton furent les premiers Européens qui descendirent l’Ohio en 1773, depuis le fort Pitt jusqu’au Mississipi. L’orgueil national des Américains les porte à s’attribuer le mérite de la plupart des découvertes à l’occident des États-Unis ; mais il ne faut pas oublier que les François du Canada et de la Louisiane, arrivant par le nord et par le midi, avoient parcouru ces régions longtemps avant les Américains, qui venoient du côté de l’orient et que gênoient dans leur route la confédération des Creeks et les Espagnols des Florides.

Cette terre commence (1791) à se peupler par les colonies de la Pensylvanie, de la Virginie et de la Caroline, et par quelques-uns de mes malbeureux compatriotes fuyant devant les premiers orages de la révolution.

Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines qu’elles auront exterminées ? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leur maître, dans ces déserts où l’homme promenoit son indépendance ? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut chêne, qui ne porte que le nid des oiseaux ? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres ? Le Kentucky cessera-t-il d’être la terre du sang, et les édifices des hommes embelliront-ils mieux les bords de l’Ohio que les monuments de la nature ?

Du Kentucky aux rapides de l’Ohio on compte à peu près quatre-vingts milles. Ces rapides sont formés par une roche qui s’étend sous l’eau dans le lit de la rivière ; la descente de ces rapides n’est ni dangereuse ni difficile, la chute moyenne n’étant guère que de quatre à cinq pieds dans l’espace d’un tiers de lieue. La rivière se divise en deux canaux par des îles groupées au milieu des rapides. Lorsqu’on s’abandonne au courant, on peut passer sans alléger les bateaux, mais il est impossible de les remonter sans diminuer leur charge.

Le fleuve, à l’endroit des rapides, a un mille de large. Glissant sur le magnifique canal, la vue est arrêtée à quelque distance au-dessous de sa chute par une île couverte d’un bois d’ormes enguirlandés de lianes et de vigne vierge.

Au nord se dessinent les collines de la Crique d’Argent : la première de ces collines trempe perpendiculairement dans l’Ohio ; sa falaise,