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vages sont les plus paisibles de toutes les créatures. On a découvert dans ce lic une partie du squelette d’un mammouth : l’os de la cuisse pesoit soixante-dix livres, les côtes comptoient dans leur courbure sept pieds, et la tête trois pieds de long ; les dents mâchelières portoient cinq pouces de largeur et huit de hauteur, les défenses quatorze pouces de la racine à la pointe.

De pareilles dépouilles ont été rencontrées au Chili et en Russie. Les Tartares prétendent que le mammouth existe encore dans leur pays à l’embouchure des rivières : on assure aussi que des chasseurs l’ont poursuivi à l’ouest du Mississipi. Si la race de ces animaux a péri, comme il est à croire, quand cette destruction dans des pays si divers et dans des climats si différents est-elle arrivée ? Nous ne savons rien, et pourtant nous demandons tous les jours à Dieu compte de ses ouvrages !

Le Lic des grands Os est à environ trente milles de la rivière Kentucky, et à cent huit milles à peu près des rapides de l’Ohio. Les bords de la rivière Kentucky sont taillés à pic comme des murs. On remarque dans ce lieu un chemin fait par les buffles, qui descend du haut d’une colline, des sources de bitume qu’on peut brûler en guise d’huile, des grottes qu’embellissent des colonnes naturelles, et un lac souterrain qui s’étend à des distances inconnues.

Au confluent du Kentucky et de l’Ohio le paysage déploie une pompe extraordinaire : là, ce sont des troupeaux de chevreuils qui de la pointe du rocher vous regardent passer sur les fleuves ; ici des bouquets de vieux pins se projettent horizontalement sur les flots ; des plaines riantes se déroulent à perte de vue, tandis que des rideaux de forêts voilent la base de quelques montagnes dont la cime apparoît dans le lointain.

Ce pays si magnifique s’appelle pourtant le Kentucky, du nom de sa rivière, qui signifie rivière de sang : il doit ce nom funeste à sa beauté même : pendant plus de deux siècles les nations du parti des Chéroquois et du parti des nations iroquoises s’en disputèrent les chasses. Sur ce champ de bataille, aucune tribu indienne n’osoit se fixer : les Sawanoes, les Miamis, les Piankiciawoes, les Wayoes, les Kaskasias, les Delawares, les Illinois, venoient tour à tour y combattre. Ce ne fut que vers l’an 1752 que les Européens commencèrent à savoir quelque chose de positif sur les vallées situées à l’ouest des monts Alleghany, appelés d’abord les montagnes Endless (sans fin), ou Kittanniny, ou montagnes Bleues. Cependant Charlevoix, en 1720, avoit parlé du cours de l’Ohio ; et le fort Duquesne, aujourd’hui fort Pitt (Pitts-Burgh), avoit été tracé par les François à la jonction des deux rivières