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carcasse d’un chien, suspendue à une branche de sapin, annonce le sacrifice indien offert au génie de ce désert. Un torrent se précipite à nos pieds, et va se perdre dans une petite rivière.

Quatre heures du matin.

La nuit a été paisible. Nous nous sommes décidés à retourner à notre bateau, parce que nous étions sans espérance de trouver un chemin dans ces bois.

Neuf heures.

Nous avons déjeuné sous un vieux saule tout couvert de convolvulus et rongé par de larges potirons. Sans les maringouins, ce lieu seroit fort agréable : il a fallu faire une grande fumée de bois vert pour chasser nos ennemis. Les guides ont annoncé la visite de quelques voyageurs qui pouvoient être encore à deux heures de marche de l’endroit où nous étions. Cette finesse de l’ouïe tient du prodige : il y a tel Indien qui entend les pas d’un autre Indien à quatre et cinq heures de distance, en mettant l’oreille à terre. Nous avons vu arriver en effet au bout de deux heures une famille sauvage ; elle a poussé le cri de bienvenue : nous y avons répondu joyeusement.

Midi.

Nos hôtes nous ont appris qu’ils nous entendoient depuis deux jours ; qu’ils savoient que nous étions des chairs blanches, le bruit que nous faisions en marchant étant plus considérable que le bruit fait par les chairs rouges. J’ai demandé la cause de cette différence ; on m’a répondu que cela tenoit à la manière de rompre les branches et de se frayer un chemin. Le blanc révèle aussi sa race à la pesanteur de son pas ; le bruit qu’il produit n’augmente pas progressivement : l’Européen tourne dans les bois ; l’Indien marche en ligne droite.

La famille indienne est composée de deux femmes, d’un enfant et de trois hommes. Revenus ensemble au bateau, nous avons fait un grand feu au bord de la rivière. Une bienveillance mutuelle règne parmi nous : les femmes ont apprêté notre souper, composé de truites saumonées et d’une grosse dinde. Nous autres guerriers, nous fumons et devisons ensemble. Demain nos hôtes nous aideront à porter notre canot à un fleuve qui n’est qu’à cinq milles du lieu où nous sommes.

Le journal finit ici. Une page détachée qui se trouve à la suite nous transporte au milieu des Apalaches. Voici cette page :