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demi-lumière changeante et mobile, qui donne aux objets une grandeur fantastique. Partout il faut franchir des arbres abattus, sur lesquels s’élèvent d’autres générations d’arbres. Je cherche en vain une issue dans ces solitudes ; trompé par un jour plus vif, j’avance à travers les herbes, les orties, les mousses, les lianes et l’épais humus composé des débris des végétaux ; mais je n’arrive qu’à une clairière formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt redevient plus sombre ; l’œil n’aperçoit que des troncs de chênes et de noyers qui se succèdent les uns les autres, et qui semblent se serrer en s’éloignant : l’idée de l’infini se présente à moi.

Six heures.

J’avois entrevu de nouveau une clarté, et j’avois marché vers elle. Me voilà au point de lumière : triste champ, plus mélancolique que les forêts qui l’environnent ! Ce champ est un ancien cimetière indien. Que je me repose un instant dans cette double solitude de la mort et de la nature : est-il un asile où j’aimasse mieux dormir pour toujours ?

Sept heures.

Ne pouvant sortir de ces bois, nous y avons campé. La réverbération de notre bûcher s’étend au loin : éclairé en dessous par la lueur scarlatine, le feuillage paroît ensanglanté ; les troncs des arbres les plus proches s’élèvent comme des colonnes de granit rouge, mais les plus distants, atteints à peine de la lumière, ressemblent, dans l’enfoncement du bois, à de pâles fantômes rangés en cercle au bord d’une nuit profonde.

Minuit.

Le feu commence à s’éteindre, le cercle de sa lumière se rétrécit. J’écoute : un calme formidable pèse sur ces forêts ; on diroit que des silences succèdent à des silences. Je cherche vainement à entendre dans un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie. D’où vient ce soupir ? D’un de mes compagnons : il se plaint, bien qu’il sommeille. Tu vis, donc tu souffres : voilà l’homme.

Minuit et demi.

Le repos continue ; mais l’arbre décrépit se rompt, il tombe. Les forêts mugissent ; mille voix s’élèvent. Bientôt les bruits s’affoiblis-