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Je n’y avois pas fait cent pas que j’ai aperçu un troupeau de dindes occupées à manger des baies de fougères et des fruits d’aliziers. Ces oiseaux diffèrent assez de ceux de leur race naturalisés en Europe : ils sont plus gros ; leur plumage est couleur d’ardoise, glacé sur le cou, sur le dos, et à l’extrémité des ailes d’un rouge de cuivre ; selon les reflets de la lumière, ce plumage brille comme de l’or bruni. Ces dindes sauvages s’assemblent souvent en grandes troupes. Le soir elles se perchent sur les cimes des arbres les plus élevés. Le matin elles font entendre du haut de ces arbres leur cri répété ; un peu après le lever du soleil leurs clameurs cessent, et elles descendent dans les forêts.

Nous nous sommes levés de grand matin pour partir à la fraîcheur ; les bagages ont été rembarques ; nous avons déroulé notre voile. Des deux côtés nous avions de hautes terres chargées de forêts : le feuillage offroit toutes les nuances imaginables : l’écarlate fuyant sur le rouge, le jaune foncé sur l’or brillant, le brun ardent sur le brun léger, le vert, le blanc, l’azur, lavés en mille teintes plus ou moins foibles, plus ou moins éclatantes. Près de nous c’étoit toute la variété du prisme ; loin de nous, dans les détours de la vallée, les couleurs se mêloient et se perdoient dans des fonds veloutés. Les arbres harmonioient ensemble leurs formes : les uns se déployoient en éventail, d’autres s’élevoient en cône, d’autres s’arrondissoient en boule, d’autres étoient taillés en pyramide. Mais il faut se contenter de jouir de ce spectacle sans chercher à le décrire.

Dix heures du matin.

Nous avançons lentement. La brise a cessé, et le canal commence à devenir étroit : le temps se couvre de nuages.

Midi.

Il est impossible de remonter plus haut en canot ; il faut maintenant changer notre manière de voyager ; nous allons tirer notre canot à terre, prendre nos provisions, nos armes, nos fourrures pour la nuit, et pénétrer dans les bois.

Trois heures.

Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création telle qu’elle sortit des mains de Dieu ? Le jour, tombant d’en haut à travers un voile de feuillage, répand dans la profondeur du bois une