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passent au bleu pâle, puis à l’outremer, puis à l’indigo. Chaque teinte se fondant l’une dans l’autre, la dernière se termine à l’horizon, où elle se joint au ciel par une barre d’un sombre azur.

Ce site, sur le lac même, est proprement un site d’été : il faut en jouir lorsque la nature est calme et riante, le second paysage est au contraire un paysage d’hiver : il demande une saison orageuse et dépouillée.

Près de la rivière Allinipigon s’élève une roche énorme et isolée, qui domine le lac. À l’occident se déploie une chaîne de rochers, les uns couchés, les autres plantés dans le sol, ceux-ci perçant l’air de leurs pics arides, ceux-là de leurs sommets arrondis ; leurs flancs verts, rouges et noirs, retiennent la neige dans leurs crevasses, et mêlent ainsi l’albâtre à la couleur des granits et des porphyres.

Là croissent quelques-uns de ces arbres de forme pyramidale que la nature entremêle à ses grandes architectures et à ses grandes ruines, comme les colonnes de ces édifices debout ou tombés : le pin se dresse sur les plinthes des rochers, et des herbes hérissées de glaçons pendent tristement de leurs corniches ; on croiroit voir les débris d’une cité dans les déserts de l’Asie, pompeux monuments, qui avant leur chute dominoient les bois, et qui portent maintenant des forêts sur leurs combles écroulés.

Derrière la chaîne de rochers que je viens de décrire se creuse comme un sillon une étroite vallée : la rivière du Tombeau passe au milieu. Cette vallée n’offre en été qu’une mousse flasque et jaune ; des rayons de fongus, au chapeau de diverses couleurs, dessinent les interstices de rochers. En hiver, dans cette solitude remplie de neige, le chasseur ne peut découvrir les oiseaux et les quadrupèdes peints de la blancheur des frimas que par les becs colorés des premiers, les museaux noirs et les yeux sanglants des seconds. Au bout de la vallée, et loin par delà, on aperçoit la cime des montagnes hyperboréennes où Dieu a placé la source des quatre plus grands fleuves de l’Amérique septentrionale. Nés dans le même berceau, ils vont, après un cours de douze cents lieues, se mêler, aux quatre points de l’horizon, à quatre océans : le Mississipi se perd, au midi, dans le golfe Mexicain ; le Saint-Laurent se jette, au levant, dans l’Atlantique ; l’Ontawais se précipite, au nord, dans les mers du pôle, et le fleuve de l’Ouest porte au couchant le tribut de ses ondes à l’océan de Nontouka[1].

Après cet aperçu des lacs vient un commencement de journal qui ne porte que l’indication des heures.

  1. C’étoit la Géographie erronée du temps : elle n’est plus la même aujourd’hui.