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Le lac Érié a plus de cent lieues de circonférence. Les nations qui peuploient ses bords furent exterminées par les Iroquois il y a deux siècles ; quelques hordes errantes infestèrent ensuite des lieux où l’on n’osoit s’arrêter.

C’est une chose effrayante que de voir les Indiens s’aventurer dans des nacelles d’écorce sur ce lac où les tempêtes sont terribles. Ils suspendent leurs manitous à la poupe des canots, et s’élancent au milieu des tourbillons de neige, entre les vagues soulevées. Ces vagues, de niveau avec l’orifice des canots, ou les surmontant, semblent les aller engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyées sur le bord, poussent des cris lamentables, tandis que leurs maîtres, gardant un profond silence, frappent les flots en mesure avec leurs pagayes. Les canots s’avancent à la file : à la proue du premier se tient debout un chef, qui répète le monosyllabe oah, la première voyelle sur une note élevée et courte, la seconde sur une note sourde et longue ; dans le dernier canot est encore un chef debout, manœuvrant une grande rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis, les jambes croisées, au fond des canots : à travers le brouillard, la neige et les vagues, on n’aperçoit que les plumes dont la tête de ces Indiens est ornée, le cou allongé des dogues hurlant, et les épaules des deux sachems, pilote et augure, on diroit des dieux de ces eaux.

Le lac Érié est encore fameux par ses serpents. À l’ouest de ce lac, depuis les îles aux Couleuvres jusqu’aux rivages du continent, dans un espace de plus de vingt milles, s’étendent de larges nénuphars : en été les feuilles de ces plantes sont couvertes de serpents entrelacés les uns aux autres. Lorsque les reptiles viennent à se mouvoir aux rayons du soleil, on voit rouler leurs anneaux d’azur, de pourpre, d’or et d’ébène ; on ne distingue dans ces horribles nœuds, doublement, triplement formés, que des yeux étincelants, des langues à triple dard, des gueules de feu, des queues armées d’aiguillons ou de sonnettes, qui s’agitent en l’air comme des fouets. Un sifflement continuel, un bruit semblable au froissement des feuilles mortes dans une forêt, sortent de cet impur Cocyte.

Le détroit qui ouvre le passage du lac Huron au lac Érié tire sa renommée de ses ombrages et de ses prairies. Le lac Huron abonde en poisson ; on y pêche l’artikamègue et des truites qui pèsent deux cents livres. L’île de Matimoulin étoit fameuse ; elle renfermoit le reste de la nation des Ontawais, que les Indiens faisoient descendre du grand Castor. On a remarqué que l’eau du lac Huron, ainsi que celle du lac Michigan, croît pendant sept mois, et diminue dans la même propor-