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Nous sommes restés jusqu’à midi à la porte de la cabane ; le soleil étoit devenu brûlant. Un de nos hôtes s’est avancé vers les petits garçons, et leur a dit : Enfants, le soleil vous mangera la tête, allez dormir. Ils se sont tous écriés : C’est juste. Et pour toute marque d’obéissance ils ont continué de jouer, après être convenus que le soleil leur mangeroit la tête.

Mais les femmes se sont levées, l’une montrant de la sagamité dans un vase de bois, l’autre un fruit favori, une troisième déroulant une natte pour se coucher : elles ont appelé la troupe obstinée, en joignant à chaque nom un mot de tendresse. À l’instant les enfants ont volé vers leurs mères comme une couvée d’oiseaux. Les femmes les ont saisis en riant, et chacune d’elles a emporté avec assez de peine son fils, qui mangeoit dans les bras maternels ce qu’on venoit de lui donner.

Adieu, je ne sais si cette lettre écrite du milieu des bois vous arrivera jamais.

Je me rendis du village des Indiens à la cataracte de Niagara. La description de cette cataracte, placée à la fin d’Atala, est trop connue pour la reproduire ; d’ailleurs elle fait encore partie d’une note sur l’Essai historique ; mais il y a dans cette même note quelques détails si intimement liés à l’histoire de mon voyage, que je crois devoir les répéter ici.

À la cataracte de Niagara, l’échelle indienne qui s’y trouvoit jadis étant rompue, je voulus, en dépit des représentations de mon guide, me rendre au bas de la chute par un rocher à pic d’environ deux cents pieds de hauteur. Je m’aventurai dans la descente. Malgré les rugissements de la cataracte et l’abîme effrayant qui bouillonnoit au-dessous de moi, je conservai ma tête et parvins à une quarantaine de pieds du fond. Mais ici le rocher lisse et vertical n’offroit plus ni racines ni fentes où pouvoir reposer mes pieds. Je demeurai suspendu par la main à toute ma longueur, ne pouvant ni remonter ni descendre, sentant mes doigts s’ouvrir peu à peu de lassitude sous le poids de mon corps et voyant la mort inévitable. Il y a peu d’hommes qui aient passé dans leur vie deux minutes comme je les comptai alors, suspendu sur le gouffre de Niagara. Enfin mes mains s’ouvrirent et je tombai. Par le bonheur le plus inouï je me trouvai sur le roc vif, où j’aurois dû me briser cent fois, et cependant je ne me sentois pas grand mal ; j’étois à un demi-pouce de l’abîme, et je n’y avois pas roulé ; mais lorsque le froid de l’eau commença à me pénétrer, je m’aperçus que