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lettre écrite de chez les sauvages de niagara.

Il faut que je vous raconte ce qui s’est passé hier matin chez mes hôtes. L’herbe étoit encore couverte de rosée ; le vent sortoit des forêts tout parfumé, les feuilles du mûrier sauvage étoient chargées des cocons d’une espèce de ver à soie, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules épanouies, ressembloient à des rosiers blancs.

Les Indiennes s’occupoient de divers ouvrages, réunies ensemble au pied d’un gros hêtre pourpre. Leurs plus petits enfants étoient suspendus dans des réseaux aux branches de l’arbre : la brise des bois berçoit ces couches aériennes d’un mouvement presque insensible. Les mères se levoient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormoient et s’ils n’avoient point été réveillés par une multitude d’oiseaux qui chantoient et voltigeoient à l’entour. Cette scène étoit charmante.

Nous étions assis à part, l’interprète et moi, avec les guerriers, au nombre de sept ; nous avions tous une grande pipe à la bouche ; deux ou trois de ces Indiens parloient anglois.

À quelque distance de jeunes garçons s’ébattoient : mais au milieu de leurs jeux, en sautant, en courant, en lançant des balles, ils ne prononçoient pas un mot. On n’entendoit point l’étourdissante criaillerie des enfants européens ; ces jeunes sauvages bondissoient comme des chevreuils, et ils étoient muets comme eux. Un grand garçon de sept ou huit ans, se détachant quelquefois de la troupe, venoit téter sa mère, et retournoit jouer avec ses camarades.

L’enfant n’est jamais sevré de force ; après s’être nourri d’autres aliments, il épuise le sein de sa mère comme la coupe que l’on vide à la fin d’un banquet. Quand la nation entière meurt de faim, l’enfant trouve encore au sein maternel une source de vie. Cette coutume est peut-être une des causes qui empêchent les tribus américaines de s’accroître autant que les familles européennes.

Les pères ont parlé aux enfants et les enfants ont répondu aux pères. Je me suis fait rendre compte du colloque par mon Hollandois. Voici ce qui s’est passé :

Un sauvage d’une trentaine d’années a appelé son fils, et l’a invité à sauter moins fort ; l’enfant a répondu : C’est raisonnable. Et, sans faire ce que le père lui disoit, il est retourné au jeu.

Le grand-père de l’enfant l’a appelé à son tour, et lui a dit : Fais cela ; et le petit garçon s’est soumis. Ainsi l’enfant a désobéi à son