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mon mari, qui est mort. Je n’ai point d’enfants, et les blancs mènent leurs vaches dans ma prairie. »

Je n’avois rien à offrir à cette indigente créature : mon dessein eût été de réclamer la justice en sa faveur ; mais à qui m’adresser dans un pays où le mélange des Européens et des Indiens rendoit les autorités confuses, où le droit de la force enlevoit l’indépendance au sauvage, et où l’homme policé, devenu à demi sauvage, avoit secoué le joug de l’autorité civile ?

Nous nous quittâmes, moi et l’Indienne, après nous être serré la main. Mon hôtesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point, et qui étoient sans doute des souhaits de prospérité pour l’étranger. S’ils n’ont pas été entendus du ciel, ce n’est pas la faute de celle qui prioit, mais la faute de celui pour qui la prière étoit offerte : toutes les âmes n’ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons.

Je retournai à mon ajoupa, où je fis un assez triste souper. La soirée fut magnifique ; le lac, dans un repos profond, n’avoit pas une ride sur ses flots ; la rivière baignoit en murmurant notre presqu’île, que décoroient de faux ébéniers non encore défleuris ; l’oiseau nommé coucou des Carolines répétoit son chant monotone ; nous l’entendions tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l’oiseau changeoit le lieu de ses appels amoureux.

Le lendemain j’allai avec mon guide rendre visite au premier sachem des Onondagas, dont le village n’étoit pas éloigné. Nous arrivâmes à ce village à dix heures du matin. Je fus environné aussitôt d’une foule de jeunes sauvages, qui me parloient dans leur langue, en y mêlant des phrases angloises et quelques mots françois : ils faisoient grand bruit et avoient l’air fort joyeux. Ces tribus indiennes, enclavées dans les défrichements des blancs, ont pris quelque chose de nos mœurs : elles ont des chevaux et des troupeaux ; leurs cabanes sont remplies de meubles et d’ustensiles achetés d’un côté à Québec, à Montréal, à Niagara, au Détroit ; de l’autre dans les villes des États-Unis.

Le sachem des Onondagas étoit un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot : sa personne gardoit le souvenir des anciens usages et des anciens temps du désert : grandes oreilles découpées, perle pendante au nez, visage bariolé de diverses couleurs, petite touffe de cheveux sur le sommet de la tête, tunique bleue, manteau de peau, ceinture de cuir, avec le couteau de scalpe et le casse-tête, bras tatoués, mocassines aux pieds, chapelet ou collier de porcelaine à la main.

Il me reçut bien et me fit asseoir sur sa natte. Les jeunes gens s’emparèrent de mon fusil ; ils en démontèrent la batterie avec une