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abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglois, américains, espagnols, où je serois forcé de passer, un voyage de cette importance ; que, quand j’aurois le bonheur de traverser sans accident tant de solitudes, j’arriverois à des régions glacées où je périrois de froid ou de faim. Il me conseilla de commencer à m’acclimater en faisant une première course dans l’intérieur de l’Amérique, d’apprendre le sioux, l’iroquois et l’esquimau, de vivre quelque temps parmi les coureurs de bois canadiens et les agents de la compagnie de la baie d’Hudson. Ces expériences préliminaires faites, je pourrois alors, avec l’assistance du gouvernement françois, poursuivre ma hasardeuse entreprise.

Ces conseils, dont je ne pouvois m’empêcher de reconnoître la justesse, me contrarioient ; si je m’en étois cru, je serois parti pour aller tout droit au pôle, comme on va de Paris à Saint-Cloud. Je cachai cependant à M. Swift mon déplaisir. Je le priai de me procurer un guide et des chevaux, afin que je me rendisse à la cataracte de Niagara, et de là à Pittsbourg, d’où je pourrois descendre l’Ohio. J’avois toujours dans la tête le premier plan de route que je m’étois tracé.

M. Swift engagea à mon service un Hollandois qui parloit plusieurs dialectes indiens. J’achetai deux chevaux, et je me hâtai de quitter Albany.

Tout le pays qui s’étend aujourd’hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara est habité, cultivé et traversé par le fameux canal de New-York ; mais alors une grande partie de ce pays étoit déserte.

Lorsque après avoir passé le Mohawk, je me trouvai dans des bois qui n’avoient jamais été abattus, je tombai dans une sorte d’ivresse que j’ai encore rappelée dans l’Essai historique : « J’allois d’arbre en arbre, à droite et à gauche indifféremment, me disant en moi-même : Ici plus de chemin à suivre, plus de villes, plus d’étroites maisons, plus de présidents de républiques, de rois… Et pour essayer si j’étois enfin rétabli dans mes droits originels, je me livrois à mille actes de volonté qui faisoient enrager le grand Hollandois qui me servoit de guide, et qui dans son âme me croyoit fou[1]. »

Nous entrions dans les anciens cantons des six nations iroquoises. Le premier sauvage que nous rencontrâmes étoit un jeune homme qui marchoit devant un cheval sur lequel étoit assise une Indienne parée à la manière de sa tribu. Mon guide leur souhaita le bonjour en passant.

On sait déjà que j’eus le bonheur d’être reçu par un de mes com-

  1. Essai historique, iie partie, chap. lvii.