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gnèrent de lui. Les rois d’Égypte plaçoient leurs pyramides funèbres non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles : ces grands tombeaux s’élèvent comme l’éternité dans la solitude : Buonaparte a bâti, à leur image, le monument de sa renommée.

Ceux qui, ainsi que moi, ont vu le conquérant de l’Europe et le législateur de l’Amérique, détournent aujourd’hui les yeux de la scène du monde : quelques histrions, qui font pleurer ou rire, ne valent pas la peine d’être regardés.

Un stage semblable à celui qui m’avoit amené de Baltimore à Philadelphie me conduisit de Philadelphie à New-York, ville gaie, peuplée et commerçante, qui pourtant étoit bien loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui. J’allai en pèlerinage à Boston pour saluer le premier champ de bataille de la liberté américaine. « J’ai vu les champs de Lexington ; je m’y suis arrêté en silence, comme le voyageur aux Thermopyles, à contempler la tombe de ces guerriers des deux Mondes, qui moururent les premiers pour obéir aux lois de la patrie. En foulant cette terre philosophique qui me disoit, dans sa muette éloquence, comment les empires se perdent et s’élèvent, j’ai confessé mon néant devant les lois de la Providence et baissé mon front dans la poussière[1]. »

Revenu à New-York, je m’embarquai sur le paquebot qui faisoit voile pour Albany, en remontant la rivière d’Hudson, autrement appelée la rivière du Nord.

Dans une note de l’Essai historique, j’ai décrit une partie de ma navigation sur cette rivière, au bord de laquelle disparoît aujourd’hui, parmi les républicains de Washington, un des rois de Buonaparte, et quelque chose de plus, un de ses frères. Dans cette même note j’ai parlé du major André, de cet infortuné jeune homme sur le sort duquel un ami, dont je ne cesse de déplorer la perte, a laissé tomber de touchantes et courageuses paroles lorsque Buonaparte étoit près de monter au trône où s’étoit assise Marie-Antoinette[2].

Arrivé à Albany, j’allai chercher un M. Swift, pour lequel on m’avoit donné une lettre à Philadelphie. Cet Américain faisoit la traite des pelleteries avec les tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé par l’Angleterre aux États-Unis ; car les puissances civilisées se partagent sans façon, en Amérique, des terres qui ne leur appartiennent pas. Après m’avoir entendu, M. Swift me fit des objections très-raisonnables : il me dit que je ne pouvois pas entreprendre de prime

  1. Essai historique, 1re partie, chap. xxxiii.
  2. M. de Fontanes, Éloge de Washington.