Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/68

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vaste théâtre ; il n’est point aux prises avec les capitaines les plus habiles et les plus puissants monarques du temps ; il ne traverse point les mers ; il ne court point de Memphis à Vienne et de Cadix à Moscou : il se défend avec une poignée de citoyens sur une terre sans souvenirs et sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes sanglants d’Arbelles et de Pharsale ; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d’autres avec leurs débris ; il ne met point le pied sur le cou des rois ; il ne leur fait point dire, sous les vestibules de son palais :

Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie.

Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ; il agit avec lenteur : on diroit qu’il se sent le mandataire de la liberté de l’avenir, et qu’il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d’une nouvelle espèce, ce sont celles de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas. Mais de cette profonde obscurité quelle lumière va jaillir ! Cherchez les bois inconnus où brilla l’épée de Washington, qu’y trouverez-vous ? Des tombeaux ? Non, un monde ! Washington a laissé les États-Unis pour trophée sur son champ de bataille.

Buonaparte n’a aucun trait de ce grave Américain : il combat sur une vieille terre, environnée d’éclat et de bruit ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s’écoulera promptement : il se hâte de jouir et d’abuser de sa gloire comme d’une jeunesse fugitive. À l’instar des dieux d’Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde ; il paroît sur tous les rivages, il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette en courant des couronnes à sa famille et à ses soldats ; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d’une main il terrasse les rois, de l’autre il abat le géant révolutionnaire ; mais en écrasant l’anarchie il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une nation à l’indépendance : magistrat retiré, il s’endort paisiblement sous son toit paternel, au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération de tous les peuples.

Buonaparte ravit à une nation son indépendance : empereur déchu, il est précipité dans l’exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l’Océan. Tant qu’il se débat