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d’une grande taille, d’un air calme et froid plutôt que noble : il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence ; il l’ouvrit, courut à la signature, qu’il lut tout haut avec exclamation : « Le colonel Armand ! » C’étoit ainsi qu’il appeloit et qu’avoit signé le marquis de La Rouairie.

Nous nous assîmes ; je lui expliquai, tant bien que mal, le motif de mon voyage. Il me répondoit par monosyllabes françois ou anglois, et m’écoutoit avec une sorte d’étonnement. Je m’en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité : « Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l’avez fait. » Well, well, young man ! s’écria-t-il en me tendant la main. Il m’invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.

Je fus exact au rendez-vous : nous n’étions que cinq ou six convives. La conversation roula presque entièrement sur la révolution françoise. Le général nous montra une clef de la Bastille : ces clefs de la Bastille étoient des jouets assez niais qu’on se distribuoit alors dans les deux Mondes. Si Washington avoit vu, comme moi, dans les ruisseaux de Paris, les vainqueurs de la Bastille, il auroit eu moins de foi dans sa relique. Le sérieux et la force de la révolution n’étoient pas dans ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine démolit le temple protestant à Charenton avec autant de zèle qu’elle dévasta l’église de Saint-Denis en 1793.

Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et je ne l’ai jamais revu ; il partit le lendemain pour la campagne, et je continuai mon voyage.

Telle fut ma rencontre avec cet homme qui a affranchi tout un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu’un peu de bruit se fût attaché à mes pas ; j’ai passé devant lui comme l’être le plus inconnu ; il étoit dans tout son éclat, et moi dans toute mon obscurité. Mon nom n’est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire. Heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi ! je m’en suis senti échauffé le reste de ma vie : il y a une vertu dans les regards d’un grand homme.

J’ai vu depuis Buonaparte : ainsi la Providence m’a montré les deux personnages qu’elle s’étoit plu à mettre à la tête des destinées de leurs siècles.

Si l’on compare Washington et Buonaparte homme à homme, le génie du premier semble d’un vol moins élevé que celui du second. Washington n’appartient pas, comme Buonaparte, à cette race des Alexandre et des César, qui dépasse la stature de l’espèce humaine. Rien d’étonnant ne s’attache à sa personne ; il n’est point placé sur un