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ques-unes, plantées d’arbres, se coupent à angle droit dans un ordre régulier du nord au sud et de l’est à l’ouest. La Delaware coule parallèlement à la rue qui suit son bord occidental : c’est une rivière qui seroit considérable en Europe, mais dont on ne parle pas en Amérique. Ses rives sont basses et peu pittoresques.

Philadelphie à l’époque de mon voyage (1791) ne s’étendoit point encore jusqu’au Schuylkill ; seulement le terrain en avançant vers cet affluent étoit divisé par lots, sur lesquels on construisoit quelques maisons isolées.

L’aspect de Philadelphie est froid et monotone. En général, ce qui manque aux cités des États-Unis, ce sont les monuments et surtout les vieux monuments. Le protestantisme, qui ne sacrifie point à l’imagination, et qui est lui-même nouveau, n’a point élevé ces tours et ces dômes dont l’antique religion catholique a couronné l’Europe. Presque rien à Philadelphie, à New-York, à Boston, ne s’élève au-dessus de la masse des murs et des toits. L’œil est attristé de ce niveau.

Les États-Unis donnent plutôt l’idée d’une colonie que d’une nation mère ; on y trouve des usages plutôt que des mœurs. On sent que les habitants ne sont point nés du sol : cette société, si belle dans le présent, n’a point de passé ; les villes sont neuves, les tombeaux sont d’hier. C’est ce qui m’a fait dire dans Les Natchez : « Les Européens n’avoient point encore de tombeaux en Amérique, qu’ils y avoient déjà des cachots. C’étoient les seuls monuments du passé pour cette société sans aïeux et sans souvenirs. »

Il n’y a de vieux en Amérique que les bois, enfants de la terre, et la liberté, mère de toute société humaine : cela vaut bien des monuments et des aïeux.

Un homme débarqué, comme moi, aux États-Unis plein d’enthousiasme pour les anciens, un Caton qui cherchoit partout la rigidité des premières mœurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout l’élégance des vêtements, le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l’inégalité des fortunes, l’immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. À Philadelphie, j’aurois pu me croire dans une ville angloise : rien n’annonçoit que j’eusse passé d’une monarchie à la république.

On a pu voir dans l’Essai historique qu’à cette époque de ma vie j’admirois beaucoup les républiques : seulement je ne les croyois pas possibles à l’âge du monde où nous étions parvenus, parce que je ne connoissois que la liberté à la manière des anciens, la liberté fille des mœurs dans une société naissante ; j’ignorois qu’il y eût une autre liberté fille des lumières et d’une vieille civilisation ; liberté dont la