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famille se trouva réunie au château pour se dire adieu. Deux ans plus tard j’accompagnai ma mère à Combourg : elle vouloit meubler le vieux manoir ; mon frère y devoit amener ma belle-sœur : mon frère ne vint point en Bretagne, et bientôt il monta sur l’échafaud avec la jeune femme[1] pour qui ma mère avoit préparé le lit nuptial. Enfin, je pris le chemin de Combourg en me rendant au port, lorsque je me décidai à passer en Amérique.

« Après seize années d’absence, prêt à quitter de nouveau le sol natal pour les ruines de la Grèce, j’allai embrasser au milieu des landes de ma pauvre Bretagne ce qui me restoit de ma famille ; mais je n’eus pas le courage d’entreprendre le pèlerinage des champs paternels. C’est dans les bruyères de Combourg que je suis devenu le peu que je suis ; c’est là que j’ai vu se réunir et se disperser ma famille. De dix enfants que nous avons été, nous ne restons plus que trois. Ma mère est morte de douleur ; les cendres de mon père ont été jetées au vent.

« Si mes ouvrages me survivoient, si je devois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires, le voyageur s’arrêteroit un moment aux lieux que j’ai décrits. Il pourroit reconnoître le château, mais il chercheroit en vain le grand mail ou le grand bois : il a été abattu ; le berceau de mes songes a disparu comme ces songes. Demeuré seul debout sur son rocher, l’antique donjon semble regretter les chênes qui l’environnoient et le protégeoient contre les tempêtes. Isolé comme lui, j’ai vu comme lui tomber autour de moi ma famille, qui embellissoit mes jours et me prêtoit son abri : grâce au ciel, ma vie n’est pas bâtie sur terre aussi solidement que les tours où j’ai passé ma jeunesse. »

Les lecteurs connoissent à présent le voyageur auquel ils vont avoir affaire dans le récit de ses premières courses.

  1. Mlle de Rosambeau, petite-fille de M. de Malesherbes, exécutée avec son mari et sa mère le même jour que son illustre aïeul.