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Ce qui me déterminoit à parcourir une si longue côte de l’océan Pacifique étoit le peu de connoissance que l’on avoit de cette côte. Il restoit des doutes, même après les travaux de Vancouver, sur l’existence d’un passage entre le 40e et le 60e degré de latitude septentrionale : la rivière de la Colombie, les gisements du Nouveau Cornouailles, le détroit de Chelchoff, les régions Aleutiennes, le golfe de Bristol ou de Cook, les terres des Indiens Tchoukotches, rien de tout cela n’avoit encore été exploré par Kotzebue et les autres navigateurs russes ou américains. Aujourd’hui le capitaine Franklin, évitant plusieurs mille lieues de circuit, s’est épargné la peine de chercher à l’occident ce qui ne se pouvoit trouver qu’au septentrion.

Maintenant je prierai encore le lecteur de rappeler dans sa mémoire divers passages de la préface générale de mes Œuvres complètes, et de la préface de l’Essai historique, où j’ai raconté quelque particularités de ma vie. Destiné par mon père à la marine, et par ma mère à l’état ecclésiastique, ayant choisi moi-même le service de terre, j’avois été présenté à Louis XVI : afin de jouir des honneurs de la cour et de monter dans les carrosses, pour parler le langage du temps, il falloit avoir au moins le rang de capitaine de cavalerie : j’étois ainsi capitaine de cavalerie de droit et sous-lieutenant d’infanterie de fait, dans le régiment de Navarre. Les soldats de ce régiment, dont le marquis de Mortemart étoit colonel, s’étant insurgés comme les autres, je me trouvai dégagé de tout lien vers la fin de 1790. Quand je quittai la France, au commencement de 1791, la révolution marchoit à grands pas : les principes sur lesquels elle se fondoit étoient les miens, mais je détestois les violences qui l’avoient déjà déshonorée : c’étoit avec joie que j’allois chercher une indépendance plus conforme à mes goûts, plus sympathique à mon caractère.

À cette même époque le mouvement de l’émigration s’accroissoit ; mais comme on ne se battoit pas, aucun sentiment d’honneur ne me forçoit, contre le penchant de ma raison, à me jeter dans la folie de Coblentz. Une émigration plus raisonnable se dirigeoit vers les rives de l’Ohio ; une terre de liberté offroit son asile à ceux qui fuyoient la liberté de leur patrie. Rien ne prouve mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans un monde républicain.

Au printemps de 1791 je dis adieu à ma respectable et digne mère, et je m’embarquai à Saint-Malo ; je portois au général Washington une lettre de recommandation du marquis de La Rouairie. Celui-ci avoit fait la guerre de l’indépendance en Amérique ; il ne tarda pas à devenir célèbre en France par