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au-dessus desquelles on voyoit s’élever une main noire, la main de Satan[1], qui saisissoit les vaisseaux pendant la nuit et les entraînoit au fond de l’abîme ; dans ces régions antarctiques, séjour de la nuit, de l’épouvante et des fables ; dans ces eaux furieuses du cap Horn et du cap des Tempêtes, où pâlissoient les pilotes ; dans ce double océan qui bat ses doubles rivages ; dans ces parages jadis si redoutés, des bateaux de poste font régulièrement des trajets pour le service des lettres et des voyageurs. On s’invite à dîner d’une ville florissante en Amérique à une ville florissante en Europe, et l’on arrive à l’heure marquée. Au lieu de ces vaisseaux grossiers, malpropres, infects, humides, où l’on ne vivoit que de viandes salées, où le scorbut vous dévoroit, d’élégants navires offrent aux passagers des chambres lambrissées d’acajou, ornées de tapis, de glaces, de fleurs, de bibliothèques, d’instruments de musique, et toutes les délicatesses de la bonne chère. Un voyage qui demandera plusieurs années de perquisitions sous les latitudes les plus diverses n’amènera pas la mort d’un seul matelot.

Les tempêtes ? On en rit. Les distances ? Elles ont disparu. Un simple baleinier fait voile au pôle austral : si la pêche n’est pas bonne, il revient au pôle boréal : pour prendre un poisson, il traverse deux fois les tropiques, parcourt deux fois un diamètre de la terre, et touche en quelque mois aux deux bouts de l’univers. Aux portes des tavernes de Londres on voit affichée l’annonce du départ du paquebot de la terre de Diemen avec toutes les commodités possibles pour les passagers aux Antipodes, et cela auprès de l’annonce du départ du paquebot de Douvres à Calais. On a des Itinéraires de poche, des Guides, des Manuels à l’usage des personnes qui se proposent de faire un voyage d’agrément autour du monde. Ce voyage dure neuf ou dix mois, quelquefois moins. On part l’hiver en sortant de l’opéra ; on touche aux îles Canaries, à Rio-Janeiro, aux Philippines, à la Chine, aux Indes, au cap de Bonne-Espérance, et l’on est revenu chez soi pour l’ouverture de la chasse.

Les bateaux à vapeur ne connoissent plus de vents contraires sur l’Océan, de courants opposés dans les fleuves : kiosques ou palais flottants à deux ou trois étages, du haut de leurs galeries on admire les plus beaux tableaux de la nature dans les forêts du Nouveau Monde. Des routes commodes franchissent le sommet des montagnes, ouvrent des déserts naguère inaccessibles : quarante mille voyageurs viennent de se rassembler en partie de plaisir à la

  1. Voyez les vieilles cartes et les navigateurs arabes.