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tons du cap de Bonne-Espérance, les purs mérinos surtout, y sont devenus d’une rare beauté.

L’Océanique porte ses blés aux marchés du Cap, ses cuirs aux Indes, ses viandes salées à l’Île-de-France. Ce pays, qui n’envoyoit en Europe il y a une vingtaine d’années que des kangourous et quelques plantes, expose aujourd’hui ses laines de mérinos aux marchés de Liverpool, en Angleterre ; elles s’y sont vendues jusqu’à onze sous six deniers la livre, ce qui surpassoit de quatre sous le prix donné pour les plus fines laines d’Espagne aux mêmes marchés.

Dans la mer Pacifique, même révolution. Les îles Sandwich forment un royaume civilisé par Taméama. Ce royaume a une marine composée d’une vingtaine de goélettes et de quelques frégates. Des matelots anglois déserteurs sont devenus des princes : ils ont élevé des citadelles, que défend une bonne artillerie ; ils entretiennent un commerce actif, d’un côté avec l’Amérique, de l’autre avec l’Asie. La mort de Taméama a rendu la puissance aux petits seigneurs féodaux des îles Sandwich, mais n’a point détruit les germes de la civilisation. On a vu dernièrement à l’Opéra de Londres un roi et une reine de ces insulaires qui avoient mangé le capitaine Cook, tout en adorant ses os dans le temple consacré au dieu Rono. Ce roi et cette reine ont succombé à l’influence du climat humide de l’Angleterre ; et c’est lord Byron, héritier de la pairie du grand poëte, mort à Missolonghi, qui a été chargé de transporter aux îles Sandwich les cercueils de la reine et du roi décédés : voilà, je pense, assez de contrastes et de souvenirs.

Otaïti a perdu ses danses, ses chœurs, ses mœurs voluptueuses. Les belles habitantes de la nouvelle Cythère, trop vantées peut-être par Bougainville, sont aujourd’hui, sous leurs arbres à pain et leurs élégants palmiers, des puritaines qui vont au prêche, lisent l’Écriture avec des missionnaires méthodistes, controversent du matin au soir, et expient dans un grand ennui la trop grande gaieté de leurs mères. On imprime à Otaïti des Bibles et des ouvrages ascétiques.

Un roi de l’île, le roi Pomario, s’est fait législateur : il a publié un code de lois criminelles en dix-neuf titres, et nommé quatre cents juges pour faire exécuter ces lois : le meurtre seul est puni de mort. La calomnie au premier degré porte sa peine : le calomniateur est obligé de construire de ses propres mains une grande route de deux à quatre milles de long et de douze pieds de large. « La route doit être bombée, dit l’ordonnance royale, afin que les eaux de pluie s’écoulent des deux côtés. » Si une pareille