Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 6.djvu/368

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prétendoit combattre. On faisoit de l’âme une espèce de plante soumise aux variations de l’air, et qui, comme un instrument, suivoit et marquoit le repos ou l’agitation de l’atmosphère. Eh ! comment Jean-Jacques lui-même auroit-il pu croire de bonne foi à cette influence salutaire des hauts lieux ? L’infortuné ne traîna-t-il pas sur les montagnes de la Suisse ses passions et ses misères ?

Il n’y a qu’une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l’oubli des troubles de la terre : c’est lorsqu’on se retire loin du monde, pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue au service de l’humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n’est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l’âme de ces solitaires, c’est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages.

L’instinct des hommes a toujours été d’adorer l’Éternel sur les lieux élevés : plus près du ciel, il semble que la prière ait moins d’espace à franchir pour arriver au trône de Dieu. Il étoit resté dans le christianisme des traditions de ce culte antique ; nos montagnes, et, à leur défaut, nos collines étoient chargées de monastères et de vieilles abbayes. Du milieu d’une ville corrompue, l’homme qui marchoit peut-être à des crimes, ou du moins à des vanités, apercevoit, en levant les yeux, des autels sur les coteaux voisins. La Croix, déployant au loin l’étendard de la pauvreté aux yeux du luxe, rappeloit le riche à des idées de souffrance et de commisération. Nos poëtes connoissoient bien peu leur art lorsqu’ils se moquoient de ces monts de Calvaire, de ces missions, de ces retraites qui retraçoient parmi nous les sites de l’Orient, les mœurs des solitaires de la Thébaïde, les miracles d’une religion divine et le souvenir d’une antiquité qui n’est point effacé par celui d’Homère.

Mais ceci rentre dans un autre ordre d’idées et de sentiments, et ne tient plus à la question générale que nous venons d’examiner. Après avoir fait la critique des montagnes, il est juste de finir par leur éloge. J’ai déjà observé qu’elles étoient nécessaires à un beau paysage, et qu’elles devoient former la chaîne dans les derniers plans d’un tableau. Leurs têtes chenues, leurs flancs décharnés, leurs membres gigantesques, hideux quand on les contemple de trop près, sont admirables lorsqu’au fond d’un horizon vaporeux ils s’arrondissent et se colorent dans une lumière fluide et dorée. Ajoutons, si l’on veut, que les montagnes sont la source des fleuves, le dernier asile de la liberté dans les temps d’esclavage, une barrière utile contre les invasions et les fléaux de la guerre. Tout ce que je demande, c’est qu’on ne me force pas