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erreurs sans hériter de son éloquence, quand on arrive au sommet des montagnes on se sent transformé en un autre homme. « Sur les hautes montagnes, dit Jean-Jacques, les méditations prennent un caractère grand, sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d’âcre et de sensuel. Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres… Je doute qu’aucune agitation violente pût tenir contre un pareil séjour prolongé, etc. »

Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Qu’il seroit doux de pouvoir se délivrer de ses maux en s’élevant à quelques toises au-dessus de la plaine ! Malheureusement l’âme de l’homme est indépendante de l’air et des sites ; un cœur chargé de sa peine n’est pas moins pesant sur les hauts lieux que dans les vallées. L’antiquité, qu’il faut toujours citer quand il s’agit de vérité de sentiments, ne pensoit pas comme Rousseau sur les montagnes ; elle les représente au contraire comme le séjour de la désolation et de la douleur : si l’amant de Julie oublie ses chagrins parmi les rochers du Valais, l’époux d’Eurydice nourrit ses douleurs sur les monts de la Thrace. Malgré le talent du philosophe genevois, je doute que la voix de Saint-Preux retentisse aussi longtemps dans l’avenir que la lyre d’Orphée. Œdipe, ce parfait modèle des calamités royales, cette image accomplie de tous les maux de l’humanité, cherche aussi les sommets déserts :

Il va,
.....du Cythéron remontant vers les cieux,
Sur le malheur de l’homme interroger les dieux.

Enfin, une autre antiquité plus belle encore et plus sacrée nous offre les mêmes exemples. L’Écriture, qui connoissoit mieux la nature de l’homme que les faux sages du siècle, nous montre toujours les grands infortunés, les prophètes, et Jésus-Christ même, se retirant au jour de l’affliction sur les hauts lieux. La fille de Jephté, avant de mourir, demande à son père la permission d’aller pleurer sa virginité sur les montagnes de la Judée : Super montes assumam, dit Jérémie, fletum ac lamentum. « Je m’élèverai sur les montagnes pour pleurer et gémir. » Ce fut sur le mont des Oliviers que Jésus-Christ but le calice rempli de toutes les douleurs et de toutes les larmes des hommes.

C’est une chose digne d’être observée que dans les pages les plus raisonnables d’un écrivain qui s’étoit établi le défenseur de la morale, on distingue encore des traces de l’esprit de son siècle. Ce changement supposé de nos dispositions intérieures selon le séjour que nous habitons tient secrètement au système de matérialisme que Rousseau