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Vous élevez-vous sur les rochers voisins, les grands traits des monts font disparoître la miniature de la vallée. Les cabanes deviennent à peine visibles, et les compartiments cultivés ressemblent à des échantillons d’étoffes sur la carte d’un drapier.

On parle beaucoup des fleurs des montagnes, des violettes que l’on cueille au bord des glaciers, des fraises qui rougissent dans la neige, etc. Ce sont d’imperceptibles merveilles qui ne produisent aucun effet : l’ornement est trop petit pour des colosses.

Enfin, je suis bien malheureux, car je n’ai pu voir dans ces fameux chalets enchantés par l’imagination de J.-J. Rousseau que de méchantes cabanes remplies du fumier des troupeaux, de l’odeur des fromages et du lait fermenté ; je n’y ai trouvé pour habitants que de misérables montagnards, qui se regardent comme en exil et aspirent à descendre dans la vallée.

De petits oiseaux muets, voletant de glaçons en glaçons, des couples assez rares de corbeaux et d’éperviers, animent à peine ces solitudes de neige et de pierre, où la chute de la pluie est presque toujours le seul mouvement qui frappe vos yeux. Heureux quand le pivert, annonçant l’orage, fait retentir sa voix cassée au fond d’un vieux bois de sapins ! Et pourtant ce triste signe de vie rend plus sensible la mort qui nous environne. Les chamois, les bouquetins, les lapins blancs sont presque entièrement détruits ; les marmottes mêmes deviennent rares, et le petit Savoyard est menacé de perdre son trésor. Les bêtes sauvages ont été remplacées sur les sommets des Alpes par des troupeaux de vaches, qui regrettent la plaine aussi bien que leurs maîtres. Couchés dans les herbages du pays de Caux, ces troupeaux offriroient une scène aussi belle, et ils auroient en outre le mérite de rappeler les descriptions des poëtes de l’antiquité.

Il ne reste plus qu’à parler du sentiment qu’on éprouve dans les montagnes. Eh bien, ce sentiment, selon moi, est fort pénible. Je ne puis être heureux là où je vois partout les fatigues de l’homme et ses travaux inouïs, qu’une terre ingrate refuse de payer. Le montagnard, qui sent son mal, est plus sincère que les voyageurs : il appelle la plaine le bon pays, et ne prétend pas que des rochers arrosés de ses sueurs, sans en être plus fertiles, soient ce qu’il y a de meilleur dans les distributions de la Providence. S’il est très-attaché à sa montagne, cela tient aux relations merveilleuses que Dieu a établies entre nos peines, l’objet qui les cause et les lieux où nous les avons éprouvées ; cela tient aux souvenirs de l’enfance, aux premiers sentiments du cœur, aux douceurs et même aux rigueurs de la maison paternelle. Plus solitaire que les autres hommes, plus sérieux par l’habitude de