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neiges. La couleur dont se peignent les montagnes lointaines est nulle pour le spectateur placé à leur pied. La pompe dont le soleil couchant couvre la cime des Alpes de la Savoie n’a lieu que pour l’habitant de Lausanne. Quant au voyageur de la vallée de Chamouny, c’est en vain qu’il attend ce brillant spectacle. Il voit, comme du fond d’un entonnoir, au-dessus de sa tête, une petite portion d’un ciel bleu et dur, sans couchant et sans aurore ; triste séjour où le soleil jette à peine un regard à midi par-dessus une barrière glacée.

Qu’on me permette, pour me faire mieux entendre, d’énoncer une vérité triviale. Il faut une toile pour peindre : dans la nature le ciel est la toile des paysages ; s’il manque au fond du tableau, tout est confus et sans effet. Or, les monts, quand on en est trop voisin, obstruent la plus grande partie du ciel. Il n’y a pas assez d’air autour de leurs cimes ; ils se font ombre l’un à l’autre et se prêtent mutuellement les ténèbres qui résident dans quelque enfoncement de leurs rochers. Pour savoir si les paysages des montagnes avoient une supériorité si marquée, il suffisait de consulter les peintres : ils ont toujours jeté les monts dans les lointains, en ouvrant à l’œil un paysage sur les bois et sur les plaines.

Un seul accident laisse aux sites des montagnes leur majesté naturelle : c’est le clair de lune. Le propre de ce demi-jour sans reflets et d’une seule teinte est d’agrandir les objets en isolant les masses et en faisant disparoître cette gradation de couleurs qui lie ensemble les parties d’un tableau. Alors plus les coupes des monuments sont franches et décidées, plus leur dessin a de longueur et de hardiesse, et mieux la blancheur de la lumière profile les lignes de l’ombre. C’est pourquoi la grande architecture romaine, comme les contours des montagnes, est si belle à la clarté de la lune.

Le grandiose, et par conséquent l’espèce de sublime qu’il fait naître, disparoît donc dans l’intérieur des montagnes : voyons si le gracieux s’y trouve dans un degré plus éminent.

On s’extasie sur les vallées de la Suisse ; mais il faut bien observer qu’on ne les trouve si agréables que par comparaison. Certes l’œil, fatigué d’errer sur des plateaux stériles ou des promontoires couverts d’un lichen rougeâtre, retombe avec grand plaisir sur un peu de verdure et de végétation. Mais en quoi cette verdure consiste-t-elle ? En quelques saules chétifs, en quelques sillons d’orge et d’avoine qui croissent péniblement et mûrissent tard, en quelques arbres sauvageons qui portent des fruits âpres et amers. Si une vigne végète péniblement dans un petit abri tourné au midi, et garantie avec soin des vents du nord, on vous fait admirer celte fécondité extraordinaire.