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lée de Chamouny ? Souvent un lac immense dans les Alpes a l’air d’un petit étang ; vous croyez arriver en quelques pas au haut d’une pente que vous êtes trois heures à gravir ; une journée entière vous suffit à peine pour sortir de cette gorge, à l’extrémité de laquelle il vous sembloit que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des montagnes, dont on fait tant de bruit, n’est réelle que par la fatigue qu’elle vous donne. Quant au paysage, il n’est guère plus grand à l’œil qu’un paysage ordinaire.

Mais ces monts qui perdent leur grandeur apparente quand ils sont trop rapprochés du spectateur sont toutefois si gigantesques qu’ils écrasent ce qui pourroit leur servir d’ornement. Ainsi, par des lois contraires, tout se rapetisse à la fois dans les défilés des Alpes, et l’ensemble et les détails. Si la nature avoit fait les arbres cent fois plus grands sur les montagnes que dans les plaines ; si les fleuves et les cascades y versoient des eaux cent fois plus abondantes, ces grands bois, ces grandes eaux pourroient produire des effets pleins de majesté sur les flancs élargis de la terre. Il n’en est pas de la sorte ; le cadre du tableau s’accroît démesurément, et les rivières, les forêts, les villages, les troupeaux gardent les proportions ordinaires : alors il n’y a plus de rapport entre le tout et la partie, entre le théâtre et la décoration. Le plan des montagnes étant vertical devient une échelle toujours dressée où l’œil rapporte et compare les objets qu’il embrasse ; et ces objets accusent tour à tour leur petitesse sur cette énorme mesure. Les pins les plus altiers, par exemple, se distinguent à peine dans l’escarpement des vallons, où ils paraissent collés comme des flocons de suie. La trace des eaux pluviales est marquée dans ces bois grêles et noirs par de petites rayures jaunes et parallèles ; et les torrents les plus larges, les cataractes les plus élevées, ressemblent à de maigres filets d’eau ou à des vapeurs bleuâtres.

Ceux qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers, sont plus heureux que moi : mon imagination n’a jamais pu découvrir ces trésors. Les neiges du bas Glacier des Bois, mêlées à la poussière de granit, m’ont paru semblables à de la cendre ; on pourroit prendre la Mer de Glace, dans plusieurs endroits, pour des carrières de chaux et de plâtre ; ses crevasses seules offrent quelques teintes du prisme, et quand les couches de glace sont appuyées sur le roc, elles ressemblent à de gros verres de bouteille.

Ces draperies blanches des Alpes ont d’ailleurs un grand inconvénient : elles noircissent tout ce qui les environne, et jusqu’au ciel, dont elles rembrunissent l’azur. Et ne croyez pas que l’on soit dédommagé de cet effet désagréable par les beaux accidents de la lumière sur les