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au Montanvert. J’y montai par le plus beau jour de l’année. Parvenu à son sommet, qui n’est qu’une croupe du Mont-Blanc, je découvris ce qu’on nomme très-improprement la Mer de Glace.

Qu’on se représente une vallée dont le fond est entièrement couvert par un fleuve. Les montagnes qui forment cette vallée laissent pendre au-dessus de ce fleuve une masse de rochers, les aiguilles du Dru, du Bochard, des Charmoz. Dans l’enfoncement, la vallée et le fleuve se divisent en deux branches, dont l’une va aboutir à une haute montagne, le Col du Géant, et l’autre aux rochers des Jorasses. Au bout opposé de cette vallée se trouve une pente qui regarde la vallée de Chamouny. Cette pente, presque verticale, est occupée par la portion de la Mer de Glace qu’on appelle le Glacier des Bois. Supposez donc un rude hiver survenu ; le fleuve qui remplit la vallée, ses inflexions et ses pentes, a été glacé jusqu’au fond de son lit ; les sommets des monts voisins se sont chargés de neige partout où les plans du granit ont été assez horizontaux pour retenir les eaux congelées : voilà la Mer de Glace et son site. Ce n’est point, comme on le voit, une mer ; c’est un fleuve ; c’est, si l’on veut, le Rhin glacé ; la Mer de Glace sera son cours, et le Glacier des Bois sa chute à Laufen.

Lorsqu’on est sur la Mer de Glace, la surface, qui vous en paroissoit unie du haut du Montanvert, offre une multitude de pointes et d’anfractuosités. Ces pointes imitent les formes et les déchirures de la haute enceinte de rocs qui surplombent de toutes parts : c’est comme le relief en marbre blanc des montagnes environnantes.

Parlons maintenant des montagnes en général.

Il y a deux manières de les voir : avec les nuages, ou sans les nuages.

Avec les nuages, la scène est plus animée ; mais alors elle est obscure, et souvent d’une telle confusion, qu’on peut à peine y distinguer quelques traits.

Les nuages drapent les rochers de mille manières. J’ai vu au-dessus de Servoz un piton chauve et ridé qu’une nue traversoit obliquement comme une toge ; on l’auroit pris pour la statue colossale d’un vieillard romain. Dans un autre endroit, on apercevoit la pente défrichée de la montagne ; une barrière de nuages arrêtoit la vue à la naissance de cette pente, et au-dessus de cette barrière s’élevoient de noires ramifications de rochers imitant des gueules de Chimère, des corps de Sphinx, des têtes d’Anubis, diverses formes des monstres et des dieux de l’Égypte.

Quand les nues sont chassées par le vent, les monts semblent fuir derrière ce rideau mobile : ils se cachent et se découvrent tour à tour ; tantôt un bouquet de verdure se montre subitement à l’ouverture d’un