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VOYAGE A CLERMONT.

denique, hujusmodi est ut semel visum advenis, multis patriæ oblivionem sæpe persuadeat.

On croit que la Limagne a été un grand lac ; que son nom vient du grec λιμεν : Grégoire de Tours écrit alternativement Limane et Limania. Quoi qu’il en soit, Sidoine, jouant sur le mot, disoit dès le ive siècle : Æquor agrorum in quo sine periculo quæstuosæ fluctuant in segetibus undæ. C’est en effet une mer de moissons.

La position de Clermont est une des plus belles du monde.

Qu’on se représente des montagnes s’arrondissant en un demi-cercle ; un monticule attaché à la partie concave de ce demi-cercle ; sur ce monticule Clermont ; au pied de Clermont, la Limagne, formant une vallée de vingt lieues de long, de six, huit et dix de large.

La place du[1] ..... offre un point de vue admirable sur cette vallée. En errant par la ville au hasard, je suis arrivé à cette place vers six heures et demie du soir. Les blés mûrs ressembloient à une grève immense, d’un sable plus ou moins blond. L’ombre des nuages parsemoit cette plage jaune de taches obscures, comme des couches de limon ou des bancs d’algues : vous eussiez cru voir le fond d’une mer dont les flots venoient de se retirer.

Le bassin de la Limagne n’est point d’un niveau égal ; c’est un terrain tourmenté, dont les bosses, de diverses hauteurs, semblent unies quand on les voit de Clermont, mais qui, dans la vérité, offrent des inégalités nombreuses et forment une multitude de petits vallons au sein de la grande vallée. Des villages blancs, des maisons de campagne blanches, de vieux châteaux noirs, des collines rougeâtres, des plants de vignes, des prairies bordées de saules, des noyers isolés qui s’arrondissent comme des orangers ou portent leurs rameaux comme les branches d’un candélabre, mêlent leurs couleurs variées à la couleur des froments. Ajoutez à cela tous les jeux de la lumière.

À mesure que le soleil descendoit à l’occident, l’ombre couloit à l’orient et envahissoit la plaine. Bientôt le soleil a disparu ; mais baissant toujours et marchant derrière les montagnes de l’ouest, il a rencontré quelque défilé débouchant sur la Limagne : précipités à travers cette ouverture, ses rayons ont soudain coupé l’uniforme obscurité de la plaine par un fleuve d’or. Les monts qui bordent la Limagne au levant retenoient encore la lumière sur leur cime ; la ligne que ces monts traçoient dans l’air se brisoit en arcs dont la partie convexe étoit tournée vers la terre. Tous ces arcs, se liant les uns aux autres

  1. Je n’ai jamais pu lire le nom, à demi effacé, dans l’original, écrit au crayon ; c’est sans doute la place de Jaude.