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de prose que nous connoissions de ce grand homme) : Ego vero frequentes a te litteras accipio… De Ænea quidem meo, si me hercule jam dignum auribus haberem tuis, libenter mitterem ; sed tanta inchoata res est, ut pene vitio mentis tantum opus ingressus mihi videar ; cum præsertim, ut scis, alia quoque studia ad id opus multoque potiora impertiar[1].

Mon pèlerinage au tombeau de Scipion l’Africain est un de ceux qui ont le plus satisfait mon cœur, bien que j’aie manqué le but de mon voyage. On m’avoit dit que le mausolée existoit encore, et qu’on y lisoit même le mot patria, seul reste de cette inscription qu’on prétend y avoir été gravée : Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os ! Je me suis rendu à Patria, l’ancienne Literne : je n’ai point trouvé le tombeau, mais j’ai erré sur les ruines de la maison que le plus grand et le plus aimable des hommes habitoit dans son exil : il me sembloit voir le vainqueur d’Annibal se promener au bord de la mer sur la côte opposée à celle de Carthage, et se consolant de l’injustice de Rome par les charmes de l’amitié et le souvenir de ses vertus[2].

Quand aux Romains modernes, mon cher ami, Duclos me semble avoir de l’humeur lorsqu’il les appelle les Italiens de Rome ; je crois qu’il y a encore chez eux le fond d’une nation peu commune. On peut découvrir parmi ce peuple, trop sévèrement jugé, un grand sens, du courage, de la patience, du génie, des traces profondes de ses anciennes mœurs, je ne sais quel air de souverain et quels nobles usages

  1. Ce fragment se trouve dans Macrobe, mais je ne puis indiquer le livre : je crois pourtant que c’est le premier des Saturnales. Voyez Les Martyrs, sur le séjour de Baïes.
  2. Non-seulement on m’avoit dit que ce tombeau existoit, mais j’avois lu les circonstances de ce que je rapporte ici dans je ne sais plus quel voyageur. Cependant les raisons suivantes me font douter de la vérité des faits :
    1o Il me paroît que Scipion, malgré les justes raisons de plainte qu’il avoit contre Rome, aimoit trop sa patrie pour avoir voulu qu’on gravât cette inscription sur son tombeau : cela semble contraire à tout ce que nous connoissons du génie des anciens.
    2o L’inscription rapportée est conçue presque littéralement dans les termes de l’imprécation que Tite-Live fait prononcer à Scipion en sortant de Rome : ne seroit-ce pas là la source de l’erreur ?
    3o Plutarque raconte que l’on trouva près de Gaète une urne de bronze dans un tombeau de marbre, où les cendres de Scipion devoient avoir été renfermées, et qui portoit une inscription très-différente de celle dont il s’agit.
    4o L’ancienne Literne ayant pris le nom de Patria, cela a pu donner naissance à ce qu’on a dit du mot patria, resté seul de toute l’inscription du tombeau. Ne seroit-ce pas, en effet, un hasard fort singulier que le lieu se nommât Patria, et que le mot patria se trouvât aussi sur le monument de Scipion ? à moins que l’on ne suppose que l’un a pris son nom de l’autre.
    Il se peut faire toutefois que des auteurs que je ne connois pas aient parlé de cette