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La couleur générale du gouffre est celle d’un charbon éteint. Mais la nature sait répandre des grâces jusque sur les objets les plus horribles : la lave en quelques endroits est pleine d’azur, d’outremer, de jaune et d’orangé. Des blocs de granit, tourmentés et tordus par l’action du feu, se sont recourbés à leurs extrémités, comme des palmes et des feuilles d’acanthe. La matière volcanique, refroidie sur les rocs vifs autour desquels elle a coulé, forme çà et là des rosaces, des girandoles, des rubans ; elle affecte aussi des figures de plantes et d’animaux, et imite les dessins variés que l’on découvre dans les agates. J’ai remarqué sur un rocher bleuâtre un cygne de lave blanche parfaitement modelé ; vous eussiez juré voir ce bel oiseau dormant sur une eau paisible, la tête cachée sous son aile, et son long cou allongé sur son dos comme un rouleau de soie :

Ad vada Meandri concinit albus olor.

Je retrouve ici ce silence absolu que j’ai observé autrefois, à midi, dans les forêts de l’Amérique, lorsque, retenant mon haleine, je n’entendois que le bruit de mes artères dans mes tempes et le battement de mon cœur. Quelquefois seulement des bouffées de vent, tombant du haut du cône au fond du cratère, mugissent dans mes vêtements ou sifflent dans mon bâton ; j’entends aussi rouler quelques pierres que mon guide fait fuir sous ses pas en gravissant les cendres. Un écho confus, semblable au frémissement du métal ou du verre, prolonge le bruit de la chute, et puis tout se tait. Comparez ce silence de mort aux détonations épouvantables qui ébranloient ces mêmes lieux lorsque le volcan vomissoit le feu de ses entrailles et couvroit la terre de ténèbres.

On peut faire ici des réflexions philosophiques et prendre en pitié les choses humaines. Qu’est-ce en effet que ces révolutions si fameuses des empires auprès des accidents de la nature qui changent la face de la terre et des mers ? Heureux du moins si les hommes n’employoient pas à se tourmenter mutuellement le peu de jours qu’ils ont à passer ensemble ! Le Vésuve n’a pas ouvert une seule fois ses abîmes pour dévorer les cités, que ses fureurs n’aient surpris les peuples au milieu du sang et des larmes. Quels sont les premiers signes de civilisation, les premières marques du passage des hommes que l’on a retrouvés sous les cendres éteintes du volcan ? Des instruments de supplice, des squelettes enchaînés[1].

  1. À Pompeia.