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lins ; des troupeaux d’ânes, de chèvres, de moutons ; des voiturins, des courriers, la tête enveloppée d’un réseau comme les Espagnols ; des enfants tout nus ; des pèlerins, des mendiants, des pénitents blancs ou noirs ; des militaires cahotés dans de méchantes carrioles ; des escouades de gendarmerie ; des vieillards mêlés à des femmes. L’air de bienveillance est grand, mais grand est aussi l’air de curiosité ; on se suit des yeux tant qu’on peut se voir, comme si on vouloit se parler, et l’on ne se dit mot.

Dix heures du soir.

J’ai ouvert ma fenêtre : les flots venoient expirer au pied des murs de l’auberge. Je ne revois jamais la mer sans un mouvement de joie et presque de tendresse.

Gaète, 1er janvier 1804.

Encore une année écoulée !

En sortant de Fondi j’ai salué le premier verger d’orangers : ces beaux arbres étoient aussi chargés de fruits mûrs que pourroient l’être les pommiers les plus féconds de la Normandie. Je trace ce peu de mots à Gaète, sur un balcon, à quatre heures du soir, par un soleil superbe, ayant en vue la pleine mer. Ici mourut Cicéron, dans cette patrie, comme il le dit lui-même, qu’il avoit sauvée : Moriar in patria sæpe servata. Cicéron fut tué par un homme qu’il avoit jadis défendu ; ingratitude dont l’histoire fourmille. Antoine reçut au Forum la tête et les mains de Cicéron ; il donna une couronne d’or et une somme de 200,000 livres à l’assassin ; ce n’étoit pas le prix de la chose : la tête fut clouée à la tribune publique entre les deux mains de l’orateur. Sous Néron on louoit beaucoup Cicéron ; on n’en parla pas sous Auguste. Du temps de Néron le crime s’étoit perfectionné ; les vieux assassinats du divin Auguste étoient des vétilles, des essais, presque de l’innocence au milieu des forfaits nouveaux. D’ailleurs on étoit déjà loin de la liberté ; on ne savoit plus ce que c’étoit : les esclaves qui assistoient aux jeux du cirque alloient-ils prendre feu pour les rêveries des Caton et des Brutus ? Les rhéteurs pouvoient donc, en toute sûreté de servitude, louer le paysan d’Arpinum. Néron lui-même auroit été homme à débiter des harangues sur l’excellence de la liberté ; et si le peuple romain se fût endormi pendant ces harangues, comme il est à croire, son maître, selon la coutume, l’eût fait réveiller à coups de bâton pour le forcer d’applaudir.