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Gard dans les Gaules, des temples en Égypte, des aqueducs à Troie, une nouvelle ville à Jérusalem et à Athènes, un pont où l’on passe encore, et une foule d’autres monuments à Rome, attestent le goût, l’activité et la puissance d’Adrien. Il étoit lui-même poëte, peintre et architecte. Son siècle est celui de la restauration des arts.

La destinée du Mole Adriani est singulière : les ornements de ce sépulcre servirent d’armes contre les Goths. La civilisation jeta des colonnes et des statues à la tête de la barbarie, ce qui n’empêcha pas celle-ci d’entrer. Le mausolée est devenu la forteresse des papes ; il s’est aussi converti en une prison ; ce n’est pas mentir à sa destination primitive. Ces vastes édifices élevés sur les cendres des hommes n’agrandissent point les proportions du cercueil : les morts sont dans leur loge sépulcrale comme cette statue assise dans un temple trop petit d’Adrien ; s’ils vouloient se lever, ils se casseroient la tête contre la voûte.

Adrien, en arrivant au trône, dit tout haut à l’un de ses ennemis : « Vous voilà sauvé. » Le mot est magnanime. Mais on ne pardonne pas au génie comme on pardonne à la politique : le jaloux Adrien, en voyant les chefs-d’œuvre d’Apollodore, se dit tout bas : « Le voilà perdu ; » et l’artiste fut tué.

Je n’ai pas quitté la villa Adriana sans remplir d’abord mes poches de petits fragments de porphyre, d’albâtre, de vert antique, de morceaux de stuc peint et de mosaïque ; ensuite j’ai tout jeté.

Elles ne sont déjà plus pour moi, ces ruines, puisqu’il est probable que rien ne m’y ramènera. On meurt à chaque moment pour un temps, une chose, une personne qu’on ne reverra jamais : la vie est une mort successive. Beaucoup de voyageurs, mes devanciers, ont écrit leur nom sur les marbres de la villa Adriana ; ils ont espéré prolonger leur existence en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage ; ils se sont trompés. Tandis que je m’efforçois de lire un de ces noms, nouvellement crayonné et que je croyois reconnoître, un oiseau s’est envolé d’une touffe de lierre ; il a fait tomber quelques gouttes de la pluie passée ; le nom a disparu.

À demain la villa d’Est[1].


  1. Voyez ci-après la Lettre sur Rome.