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n’a perdu quelque objet de son affection ? Qui n’a vu se lever vers lui des bras défaillants ? Un ami mourant a souvent voulu que son ami lui prît la main pour le retenir dans la vie, tandis qu’il se sentoit entraîné par la mort. Heu ! non tua ! Ce vers de Virgile est admirable de tendresse et de douleur. Malheur à qui n’aime pas les poëtes ! je dirois presque d’eux ce que dit Shakespeare des hommes insensibles à l’harmonie.

Je retrouvai en rentrant chez moi la solitude que j’avois laissée au dehors. La petite terrasse de l’auberge conduit au temple de Vesta. Les peintres connoissent cette couleur des siècles que le temps applique aux vieux monuments, et qui varie selon les climats : elle se retrouve au temple de Vesta. On fait le tour du petit édifice entre le péristyle et la cella en une soixantaine de pas. Le véritable temple de la Sibylle contraste avec celui-ci par la forme carrée et le style sévère de son ordre d’architecture. Lorsque la chute de l’Anio étoit placée un peu plus à droite, comme on le suppose, le temple devoit être immédiatement suspendu sur la cascade : le lieu étoit propre à l’inspiration de la prêtresse et à l’émotion religieuse de la foule.

J’ai jeté un dernier regard sur les montagnes du nord que les brouillards du soir couvroient d’un rideau blanc, sur la vallée du midi, sur l’ensemble du paysage, et je suis retourné à ma chambre solitaire. À une heure du matin, le vent soufflant avec violence, je me suis levé, et j’ai passé le reste de la nuit sur la terrasse. Le ciel étoit chargé de nuages, la tempête mêloit ses gémissements, dans les colonnes du temple, au bruit de la cascade : on eût cru entendre des voix tristes sortir des soupiraux de l’antre de la Sibylle. La vapeur de la chute de l’eau remontoit vers moi du fond du gouffre comme une ombre blanche : c’étoit une véritable apparition. Je me croyois transporté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique, au milieu d’une nuit d’automne ; les souvenirs du toit paternel effaçoiont pour moi ceux des foyers de César : chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu’il parcourt et semble habiter un monde étranger.

Dans quelques heures je vais aller visiter la villa Adriana.

12 décembre.

La grande entrée de la villa Adriana étoit à l’Hippodrome, sur l’ancienne voie Tiburtine, à très-peu de distance du tombeau des Plautius. Il ne reste aucun vestige d’antiquités dans l’Hippodrome, converti en champs de vignes.