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ou pouvez-vous me dire ce que c’est que l’homme, vous qui avez vu passer tant de générations sur ces bords ?

Ce 11 décembre.

Aussitôt que le jour a paru, j’ai ouvert mes fenêtres. Ma première vue de Tivoli dans les ténèbres étoit assez exacte ; mais la cascade m’a paru petite, et les arbres que j’avois cru apercevoir n’existoient point. Un amas de vilaines maisons s’élevoit de l’autre côté de la rivière ; le tout étoit enclos de montagnes dépouillées. Une vive aurore derrière ces montagnes, le temple de Vesta, à quatre pas de moi, dominant la grotte de Neptune, m’ont consolé. Immédiatement au-dessus de la chute, un troupeau de bœufs, d’ânes et de chevaux s’est rangé le long d’un banc de sable : toutes ces bêtes se sont avancées d’un pas dans le Teverone, ont baissé le cou et ont bu lentement au courant de l’eau qui passoit comme un éclair devant elles, pour se précipiter. Un paysan sabin, vêtu d’une peau de chèvre et portant une espèce de chlamyde roulée au bras gauche, s’est appuyé sur un bâton et a regardé boire son troupeau, scène qui contrastoit par son immobilité et son silence avec le mouvement et le bruit des flots.

Mon déjeûner fini, on m’a amené un guide, et je suis allé me placer avec lui sur le pont de la cascade : j’avois vu la cataracte du Niagara. Du pont de la cascade nous sommes descendus à la grotte de Neptune, ainsi nommée, je crois, par Vernet. L’Anio, après sa première chute sous le pont, s’engouffre parmi des roches et reparoît dans cette grotte de Neptune, pour aller faire une seconde chute à la grotte des Sirènes.

Le bassin de la grotte de Neptune a la forme d’une coupe : j’y ai vu boire des colombes. Un colombier creusé dans le roc, et ressemblant à l’aire d’un aigle plutôt qu’à l’abri d’un pigeon, présente à ces pauvres oiseaux une hospitalité trompeuse ; ils se croient en sûreté dans ce lieu en apparence inaccessible ; ils y font leur nid ; mais une route secrète y mène : pendant les ténèbres, un ravisseur enlève les petits qui dormoient sans crainte au bruit des eaux sous l’aile de leur mère : Observans nido implumes detraxit.

De la grotte de Neptune remontant à Tivoli, et sortant par la porte Angelo ou de l’Abruzze, mon cicérone m’a conduit dans le pays des Sabins, pubemque sabellum. J’ai marché à l’aval de l’Anio jusqu’à un champ d’oliviers, où s’ouvre une vue pittoresque sur cette célèbre solitude. On aperçoit à la fois le temple de Vesta, les grottes de Neptune et des Sirènes, et les cascatelles qui sortent d’un des portiques