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les géographes grecs et romains, devoit se réunir à l’Asie. Là s’ouvroient les régions mystérieuses où l’on n’étoit entré jusque alors que par cette mer des prodiges qui vit Dieu et s’enfuit : Mare vidit et fugit.

« Un spectre immense, épouvantable, s’élève devant nous : son attitude est menaçante, son air farouche, son teint pâle, sa barbe épaisse et fangeuse ; sa chevelure est chargée de terre et de gravier, ses lèvres sont noires, ses dents livides ; sous d’épais sourcils, ses yeux roulent étincelants.

« Il parle : sa voix formidable semble sortir des gouffres de Neptune.

« Je suis le génie des tempêtes, dit-il ; j’anime ce vaste promontoire que les Ptolémée, les Strabon, les Pline et les Pomponius, qu’aucun de vos savants n’a connu. Je termine ici la terre africaine, à cette cime qui regarde le pôle antarctique, et qui, jusqu’à ce jour, voilée aux yeux des mortels, s’indigne en ce moment de votre audace.

« De ma chair desséchée, de mes os convertis en rochers, les dieux, les inflexibles dieux ont formé le vaste promontoire qui domine ces vastes ondes.

« À ces mots, il laissa tomber un torrent de larmes, et disparut. Avec lui s’évanouit la nuée ténébreuse, et la mer sembla pousser un long gémissement[1]. »

Vasco de Gama, achevant une navigation d’éternelle mémoire, aborda en 1498 à Calicut, sur la côte de Malabar.

Tout change alors sur le globe ; le monde des anciens est détruit. La mer des Indes n’est plus une mer intérieure, un bassin entouré par les côtes de l’Asie et de l’Afrique ; c’est un océan qui d’un côté se joint à l’Atlantique, de l’autre aux mers de la Chine et à une mer de l’Est, plus vaste encore. Cent royaumes civilisés, arabes ou indiens, mahométans ou idolâtres, des îles embaumées d’aromates précieux, sont révélés aux peuples de l’Occident. Une nature toute nouvelle apparoît ; le rideau qui depuis des milliers de siècles cachoit une partie du monde se lève : on découvre la patrie du soleil, le lieu d’où il sort chaque matin pour dispenser la lumière ; on voit à nu ce sage et brillant Orient dont l’histoire se mêloit pour nous aux voyages de Pythagore, aux conquêtes d’Alexandre, aux souvenirs des croisades, et dont les parfums nous arrivoient à travers les champs de l’Arabie et les mers de la Grèce. L’Europe lui envoya un poëte pour le saluer, le chanter et le peindre ; noble ambassadeur de qui le génie et la fortune sembloient avoir

  1. Les Lusiades.