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lisoit le Génie du Christianisme, dont elle avoit un volume ouvert sur sa table. On ne peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat et un prince plus simple ; ne me prenez pas pour Mme de Sévigné. Le secrétaire d’État, le cardinal Gonsalvi, est un homme d’un esprit fin et d’un caractère modéré. Adieu ! Il faut pourtant mettre tous ces petits papiers à la poste.


TIVOLI ET LA VILLA ADRIANA.

10 décembre 1803.

Je suis peut-être le premier étranger qui ait fait la course de Tivoli dans une disposition d’âme qu’on ne porte guère en voyage. Me voilà seul arrivé à sept heures du soir, le 10 décembre, à l’auberge du Temple de la Sibylle. J’occupe une petite chambre à l’extrémité de l’auberge, en face de la cascade, que j’entends mugir. J’ai essayé d’y jeter un regard : je n’ai découvert dans la profondeur de l’obscurité que quelques lueurs blanches produites par le mouvement des eaux. Il m’a semblé apercevoir au loin une enceinte formée d’arbres et de maisons, et autour de cette enceinte un cercle de montagnes. Je ne sais ce que le jour changera demain à ce paysage de nuit.

Le lieu est propre à la réflexion et à la rêverie : je remonte dans ma vie passée ; je sens le poids du présent, et je cherche à pénétrer mon avenir. Où serai-je, que ferai-je, et que serai-je dans vingt ans d’ici ? Toutes les fois que l’on descend en soi-même, à tous les vagues projets que l’on forme, on trouve un obstacle invincible, une incertitude causée par une certitude : cet obstacle, cette certitude est la mort, cette terrible mort qui arrête tout, qui vous frappe vous ou les autres.

Est-ce un ami que vous avez perdu ? En vain avez-vous mille choses à lui dire : malheureux, isolé, errant sur la terre, ne pouvant confier vos peines ou vos plaisirs à personne, vous appelez votre ami, et il ne viendra plus soulager vos maux, partager vos joies ; il ne vous dira plus : « Vous avez eu tort, vous avez eu raison d’agir ainsi. » Maintenant il vous faut marcher seul. Devenez riche, puissant, célèbre, que ferez-vous de ces prospérités sans votre ami ? Une chose a tout détruit, la mort. Flots qui vous précipitez dans cette nuit profonde où je vous entends gronder, disparoissez-vous plus vite que les jours de l’homme,