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assise sur une roche élevée. Les anciens n’auroient pas manqué de consacrer un autel aux Nymphes dans ce lieu.

Bientôt le paysage atteint toute sa grandeur : les forêts de pins, jusque alors assez jeunes, vieillissent ; le chemin s’escarpe, se plie et se replie sur des abîmes ; des ponts de bois servent à traverser des gouffres où vous voyez bouillonner l’onde, où vous l’entendez mugir.

Ayant passé Saint-Jean-de-Maurienne, et étant arrivé vers le coucher du soleil à Saint-André, je ne trouvai pas de chevaux, et fus obligé de m’arrêter. J’allai me promener hors du village. L’air devint transparent à la crête des monts ; leurs dentelures se traçoient avec une pureté extraordinaire sur le ciel, tandis qu’une grande nuit sortoit peu à peu du pied de ces monts, et s’élevoit vers leur cime.

J’entendois la voix du rossignol et le cri de l’aigle ; je voyois les aliziers fleuris dans la vallée et les neiges sur la montagne : un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition populaire, montroit ses débris sur la pointe d’un roc. Tout ce qui vient de l’homme dans ces lieux est chétif et fragile ; des parcs de brebis formés de joncs entrelacés, des maisons de terre bâties en deux jours : comme si le chevrier de la Savoie, à l’aspect des masses éternelles qui l’environnent, n’avoit pas cru devoir se fatiguer pour les besoins passagers de sa courte vie ! comme si la tour d’Annibal en ruine l’eût averti du peu de durée et de la vanité des monuments !

Je ne pouvois cependant m’empécher, en considérant ce désert, d’admirer avec effroi la haine d’un homme, plus puissante que tous les obstacles, d’un homme qui du détroit de Cadix s’étoit frayé une route à travers les Pyrénées et les Alpes pour venir chercher les Romains. Que les récits de l’antiquité ne nous indiquent pas l’endroit précis du passage d’Annibal, peu importe ; il est certain que ce grand capitaine a franchi ces monts alors sans chemins, plus sauvages encore par leurs habitants que par leurs torrents, leurs rochers et leurs forêts. On dit que je comprendrai mieux à Rome cette haine terrible que ne purent assouvir les batailles de la Trébie, de Trasimène et de Cannes : on m’assure qu’aux bains de Caracalla, les murs, jusqu’à hauteur d’homme, sont percés de coups de pique. Est-ce le Germain, le Gaulois, le Cantabre, le Goth, le Vandale, le Lombard, qui s’est acharné contre ces murs ? La vengeance de l’espèce humaine devoit peser sur ce peuple libre qui ne pouvoit bâtir sa grandeur qu’avec l’esclavage et le sang du reste du monde.

Je partis à la pointe du jour de Saint-André, et j’arrivai vers les deux heures après midi à Lans-le-Bourg, au pied du mont Cenis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenoit un aiglon par les