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lieu que de petits oiseaux de montagne qui voltigeoient en silence à l’ouverture de la caverne, comme ces songes placés à l’entrée de l’enfer de Virgile :

…… Foliisque sub omnibus hærent.

Chambéry est situé dans un bassin dont les bords, rehaussés, sont assez nus ; mais on y arrive par un défilé charmant, et on en sort par une belle vallée. Les montagnes qui resserrent cette vallée étoient en partie revêtues de neige ; elles se cachoient et se découvroient sans cesse sous un ciel mobile, formé de vapeurs et de nuages.

C’est à Chambéry qu’un homme fut accueilli par une femme, et que pour prix de l’hospitalité qu’il en reçut, de l’amitié qu’elle lui porta, il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Ou Jean-Jacques Rousseau a pensé que la conduite de Mme de Warens étoit une chose ordinaire, et alors que deviennent les prétentions du citoyen de Genève à la vertu ? ou il a été d’opinion que cette conduite étoit répréhensible, et alors il a sacrifié la mémoire de sa bienfaitrice à la vanité d’écrire quelques pages éloquentes ; ou, enfin, Rousseau s’est persuadé que ses éloges et le charme de son style feroient passer par-dessus les torts qu’il impute à Mme de Warens, et alors c’est le plus odieux des amours-propres. Tel est le danger des lettres : le désir de faire du bruit l’emporte quelquefois sur des sentiments nobles et généreux. Si Rousseau ne fût jamais devenu un homme célèbre, il auroit enseveli dans les vallées de la Savoie les foiblesses de la femme qui l’avoit nourri ; il se seroit sacrifié aux défauts même de son amie ; il l’auroit soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatière d’or et de s’enfuir. Maintenant que tout est fini pour Rousseau, qu’importe à l’auteur des Confessions que sa poussière soit ignorée ou fameuse ? Ah ! que la voix de l’amitié trahie ne s’élève jamais contre mon tombeau !

Les souvenirs historiques entrent pour beaucoup dans le plaisir ou dans le déplaisir du voyageur. Les princes de la maison de Savoie, aventureux et chevaleresques, marient bien leur mémoire aux montagnes qui couvrent leur petit empire.

Après avoir passé Chambéry, le cours de l’Isère mérite d’être remarqué au pont de Montmélian. Les Savoyards sont agiles, assez bien faits, d’une complexion pâle, d’une figure régulière ; ils tiennent de l’Italien et du François : ils ont l’air pauvre sans indigence, comme leurs vallées. On rencontre partout dans leur pays des croix sur les chemins et des madones dans le tronc des pins et des noyers ; annonce du caractère religieux de ces peuples. Leurs petites églises, environ-