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journal.

La route est assez triste en sortant de Lyon. Depuis la Tour-du-Pin jusqu’à Pont-de-Beauvoisin le pays est frais et bocager. On découvre en approchant de la Savoie trois rangs de montagnes à peu près parallèles, et s’élevant les unes au-dessus des autres. La plaine au pied de ces montagnes est arrosée par la petite rivière le Gué. Cette plaine vue de loin paroît unie ; quand on y entre on s’aperçoit qu’elle est semée de collines irrégulières : on y trouve quelques futaies, des champs de blé et des vignes. Les montagnes qui forment le fond du paysage sont ou verdoyantes et moussues, ou terminées par des roches en forme de cristaux. Le Gué coule dans un encaissement si profond, qu’on peut appeler son lit une vallée. En effet, les bords intérieurs en sont ombragés d’arbres. Je n’avois remarqué cela que dans certaines rivières de l’Amérique, particulièrement à Niagara.

Dans un endroit on côtoie le Gué d’assez près ; le rivage opposé du torrent est formé de pierres qui ressemblent à de hautes murailles romaines, d’une architecture pareille à celle des arènes de Nîmes[1].

Quand vous êtes arrivé aux Échelles, le pays devient plus sauvage. Vous suivez, pour trouver une issue, des gorges tortueuses dans des rochers plus ou moins horizontaux, inclinés ou perpendiculaires. Sur ces rochers fumoient des nuages blancs, comme les brouillards du matin qui sortent de la terre dans les lieux bas. Ces nuages s’élevoient au-dessus ou s’abaissoient au-dessous des masses de granit, de manière à laisser voir la cime des monts ou à remplir l’intervalle qui se trouvoit entre cette cime et le ciel. Le tout formoit un chaos dont les limites indéfinies sembloient n’appartenir à aucun élément déterminé.

Le plus haut sommet de ces montagnes est occupé par la Grande-Chartreuse, et au pied de ces montagnes se trouve le chemin d’Emmanuel : la religion a placé ses bienfaits près de celui qui est dans les cieux ; le prince a rapproché les siens de la demeure des hommes.

Il y avoit autrefois dans ce lieu une inscription annonçant qu’Emmanuel, pour le bien public, avoit fait percer la montagne. Sous le règne révolutionnaire, l’inscription fut effacée ; Buonaparte l’a fait rétablir : on y doit seulement ajouter son nom : que n’agit-on toujours avec autant de noblesse !

On passoit anciennement dans l’intérieur même du rocher par une galerie souterraine. Cette galerie est abandonnée. Je n’ai vu dans ce

  1. Je n’avois pas encore vu le Colisée.